Recul des rêves politiques, réveil des rêves religieux : que faire ?

Face au projet socialiste initial de transformation sociale profonde, aujourd’hui considérablement battu en brèche, et à un « réveil » religieux – pour le moins inquiétant de par les formes très radicales, voire violentes, et/ou très politisées qu’il peut prendre –, Gérard Fuchs revient sur ce processus et propose des éléments de réflexion pouvant participer à l’établissement d’une réponse qui se doit d’être politique.

Le recul des rêves politiques

Depuis le milieu du XVIIIe siècle et jusqu’à la fin du XXe, période couvrant la naissance puis le déclin de l’ère industrielle, l’Europe, les États-Unis et leurs « colonies » ont connu la confrontation entre un monde patronal, détenteur des moyens de production et d’échange, et un prolétariat, voué à exécuter les décisions des patrons. Recherche du profit maximal à court terme pour les premiers, luttes pour la reconnaissance de droits pour les seconds : telles étaient les caractéristiques d’un système dit « capitaliste », marqué par la « lutte des classes ».

La similitude des situations ouvrières a conduit à la création en 1864 de l’Association internationale des travailleurs. Porteuse de revendications communes en matière de conditions de travail et de salaires, elle défendait également la vision d’un autre monde, le « socialisme », qui devait remplacer le capitalisme. Très vite, deux courants de pensée, distincts et rapidement antagonistes, firent leur apparition, incarnés par deux figures devenues historiques : Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) et Karl Marx (1818-1883).

Pour Proudhon, la tare du capitalisme venait du fait que l’apporteur de capital, qui existerait toujours, s’accaparait du fait de son apport toutes les décisions ; les employés-salariés n’avaient de rôle que d’exécution. Le combat pour le socialisme devait être un combat pour un autre partage du pouvoir, où apporteurs de travail et apporteurs de capital auraient, selon les sujets, le dernier mot. Le concept clé marquant la mutation était celui d’autogestion.

Pour Marx, c’était la possibilité même de possession de capital, de surcroît par une toute petite minorité, qui était à la racine des tares du capitalisme. Le combat pour le socialisme devait être un combat pour mettre fin à la privatisation du capital. Le concept clé était la collectivisation des moyens de production.

Sous la pression des mouvements revendicatifs, et avec l’engagement de gouvernements nationaux quand ils étaient de gauche, les progrès en matière sociale n’ont pas cessé depuis lors. Cependant, le capitalisme est toujours dominant. La tentative d’une fraction des socialistes, les communistes, d’étatiser la propriété des entreprises et d’accélérer le changement en mettant la démocratie entre parenthèses, a donné naissance à un monde totalitaire qui s’est effondré en Europe avec l’explosion de l’Union soviétique en 1991. Le régime chinois, apparu plus tardivement, semble pour l’instant en état de stabilité.

Le capitalisme a réussi à survivre aux progrès salariaux et sociaux grâce à l’instauration d’une mondialisation libérale effrénée, remplaçant le prolétariat du Nord par celui du Sud. Cette mondialisation a été rendue possible par le développement des transports aériens et maritimes puis, plus récemment, par le développement des réseaux informatiques sous-marins et spatiaux.

Dans le même temps, le socialisme s’est lui, au contraire, « nationalisé » : c’étaient les gouvernements nationaux « de gauche » de chaque pays qui accordaient ou ratifiaient en fin de compte la plupart des avancées sociales revendiquées, même si le capitalisme demeurait. De ce fait, l’Internationale socialiste s’est vidée progressivement de son rôle originel de constructeur d’un « autre monde » et est devenue un simple club de discussion, passionnant mais sans conséquences.

La montée du chômage et l’accroissement des inégalités au Nord, l’impuissance croissante des gouvernements de gauche nationaux face à la mondialisation, conduisent aujourd’hui à une perte de confiance de la base populaire du socialisme. Par ailleurs, celle-ci a connu une importante diminution numérique du fait des délocalisations. Et les nouvelles catégories exploitées, souvent dans les services, ne se reconnaissent pas dans des gauches nationales de plus en plus impuissantes face à la mondialisation libérale dominante. Les changements espérés apparaissent de moins en moins réalisables. Il en résulte une perte de crédibilité de la gauche alors même que les inégalités s’amplifient encore, au niveau mondial comme national.

Par ailleurs, de nouvelles préoccupations sont apparues : non seulement l’ère industrielle avait engendré le capitalisme, mais sa myopie à l’égard de tout ce qui n’était pas marchandise – l’air, l’eau, les pollutions diverses engendrées par le système – conduisait à un réchauffement climatique de nature à faire disparaitre à terme toute forme de vie sur notre Terre. La conscience croissante de ce risque a fait naître un nouveau mouvement politique, celui des écologistes.

Mais la convergence entre ceux dont l’horizon est plus que jamais la fin du mois et ceux dont l’horizon est la fin du monde n’est pas aujourd’hui encore concrétisée. Ce doit être maintenant « la » priorité que de rassembler ces deux courants qui combattent le même adversaire : un système qui ne compte, ni la peine des hommes, ni la destruction de la nature.

Le moment doit revenir du projet d’un autre monde, non seulement respectueux de la dignité des humains, mais aussi soucieux de la sauvegarde de leur planète.

Le réveil des rêves religieux

Les hommes et les femmes, particulièrement les moins favorisés, ont besoin de rêver, de rêver d’un monde meilleur où leur dignité serait reconnue, où le potentiel de chacun pourrait s’épanouir, où tous les rôles utiles dans la société seraient également respectés. Si la voie politique apparaît sans issue, il demeure alors la voie des religions et la perspective, à défaut d’un autre monde sur la Terre, d’un paradis au-delà de la vie terrestre. Et le réveil des religions est bien ce que l’on observe dans le monde depuis quelque temps.

Je me rappelle ma surprise lorsque le partenaire sud-africain de la Fondation Jean-Jaurès, avec lequel je discutais d’une nouvelle rencontre commune de réflexion, me proposa « Le rôle politique des religions » ! Ma réaction première fut : « À ma connaissance, il n’y a pas chez vous de conflit gouvernement-religions ni de tensions particulières entre catholiques et protestants ? ». La réponse fut rapide et inoubliable : « C’est des évangélistes que nous voulons discuter ! Ils sont en train de capter de plus en plus de nos militants et sympathisants, et ils ne font pas que parler religion : ils s’immiscent dans les débats politiques. »

J’avais déjà congédié gentiment des évangélistes venus frapper à ma porte. Je savais que leur influence allait grandissant aux États-Unis. Mais je ne connaissais encore ni Trump, ni Bolsonaro, et n’imaginais pas qu’une secte du christianisme serait un élément décisif de leur accès à la présidence de leurs pays respectifs.

En enquêtant un peu, il était possible de découvrir que la percée des évangélistes allait grandissant, y compris dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne et, en approfondissant encore, dans tous les pays où les États-Unis ont de l’influence, y compris des pays asiatiques comme la Corée du Sud. Cette nouvelle immixtion du religieux dans le politique se manifestait-t-elle dans d’autres branches du christianisme ? Le poids croissant des orthodoxes dans la Russie poutinienne conduit à répondre oui, sans aucun doute.

Qu’en est-il alors des autres grandes religions de la planète ? Le même phénomène se retrouve. C’est évident pour l’islam : certains pays, comme l’Arabie saoudite, l’Indonésie ou l’Iran, ont certes depuis très longtemps été gouvernés selon les principes du Coran ; mais d’autres comme la Turquie ou l’Égypte ont connu des régimes laïques ou socialistes qui ont aujourd’hui évolué vers des États aux normes coraniques. C’est vrai aussi pour des religions asiatiques : l’Inde a été longtemps un pays se réclamant du socialisme ou, au moins, de la laïcité ; aujourd’hui, la plupart de ses dirigeants politiques se réclament de l’hindouisme, les « autres » étant définis comme musulmans ; et l’interdiction de mariages « mixtes » va croissant dans nombre d’États du pays.

Y a-t-il alors des points communs à toutes ces évolutions ? Il en est un au moins dont je crois essentiel qu’il retienne l’attention : ce ne sont pas les grandes religions historiques traditionnelles encore présentes – bouddhisme, judaïsme, confucianisme, christianisme, islam – qui connaissent aujourd’hui l’essor que j’évoque : ce sont des branches bien précises de ces religions : celles qui interprètent les paroles ou les textes sacrés « au pied de la lettre », tels qu’ils étaient transmis aux adeptes de l’époque d’origine.

On peut se gausser de ces attitudes. On peut aussi, sans aller jusqu’à quérir la psychanalyse, chercher quelques interprétations simples à ces comportements. Il en est une qui alors s’impose : comme il est rassurant d’avoir une explication simple du monde, de savoir qu’il a été créé en sept jours, que le soleil tourne autour de la Terre qui est plate. Et, puisque tout cela est « révélation », rien ne peut durablement changer ; rien de grave ne peut nous arriver, tout cela apparaît sécurisant. Et si, au pire, du fait du pluralisme des religions, il arrivait le drame d’une confrontation guerrière, il y aurait un paradis pour chacun…

La tentation est grande alors de combattre ces visions absurdes. Mais elles ne reculeront que si un monde plus sécurisant et plus enthousiasmant que celui d’aujourd’hui apparaît assez crédible pour relancer les engagements.

Élaborer un nouveau projet politique

Je n’ai pas qualité à proposer une alternative à ce monde qui change trop vite et au bénéfice de trop peu. Mon expérience de vie m’autorise cependant à apporter quelques suggestions, en complément à l’analyse de la situation qui précède.

Tout d’abord, je crois qu’il nous faut reformuler un rêve : non un paradis dans un hypothétique autre monde, mais un rêve qui marque une volonté de rupture avec les inhumanités du monde actuel et dessine des alternatives crédibles ; un rêve dont chaque vivant d’aujourd’hui pourra voir au moins les premières réalisations ; un rêve qui entraînera l’engagement d’un très grand nombre, car il répondra à l’insupportable et à l’inacceptable de leur vécu. Un tel rêve, pour être crédible, suppose des objectifs et des formes d’organisation sans précédent.

Je crois qu’il faut combattre la mondialisation libérale actuelle, mais je ne crois pas pour autant en la démondialisation. On ne désinventera pas Internet, on ne supprimera pas les réseaux satellites ni même ceux des immenses bateaux qui sillonnent aujourd’hui nos mers. Avant-hier, il y eut les gisements d’or, qui conduisirent l’Europe en Amérique ; de charbon pour lequel l’Europe était au début bien placée mais dut finalement chercher dans des pays lointains. Hier, les gisements de pétrole étaient au Proche-Orient, ceux d’uranium en Afrique. Aujourd’hui, les terres rares sont au Tibet et peut-être demain sur la Lune ou Mars. Le contrôle économique de ces gisements a été et demeure un sous-entendu de la politique internationale, voire militaire, de tous les États.

Mais de même qu’il existe une alternative au capitalisme, il en existe une à la mondialisation libérale actuelle, alternative qui repose sur davantage de régulations et davantage de fédéralisme.

Davantage de régulation : faire qu’existe l’obligation de création de taxe carbone pour les principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre ; qu’existe un taux minimal d’imposition des bénéfices consolidés des entreprises multinationales, auquel elles ne puissent échapper ; que les préconisations sociales édictées par l’OIT (Organisation internationale du travail) deviennent des obligations au non-respect sanctionnable ; que la sécurité des lanceurs d’alerte, et éventuellement des ONG qui les soutiennent, soit garantie sous peine de sanctions.

Davantage de fédéralisme : que les institutions, existantes ou à créer pour la mise en place des objectifs ci-dessus ne légifèrent que dans les domaines indispensables et tiennent compte des singularités, notamment culturelles, des destinataires. Mais qu’aucune règle particulière ne soit acceptée qui ne respecte les articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Quel outil ?

Reste à définir un point essentiel : l’outil politique humain qui mobilisera les forces nécessaires à la concrétisation du programme déjà ambitieux défini ci-dessus par quelques grandes lignes.

J’ai pratiqué pendant des décennies les réunions de l’Internationale socialiste. Elles ont nourri ma connaissance du monde et, plus important encore, permis de connaître, voire de me lier d’amitié avec des hommes et des femmes qui étaient profondément impliqués dans la vie politique de leur pays. J’ai découvert la diversité des cultures et des priorités politiques Mais aussi la profondeur des engagements de chacun. Je rentrais toujours enrichi. Mais dans les dernières décennies, si l’Internationale socialiste émettait encore des propositions et des jugements, elle ne pesait plus !

Il ne suffit pas d’adopter des résolutions, il faut définir les moyens de leur mise en œuvre. L’Internationale socialiste a fait son temps. Elle doit être remplacée par une organisation nouvelle dont le champ soit élargi du social à l’environnement, dont les acteurs s’engagent à mettre en œuvre, dans leur sphère d’influence, les résolutions prises. Une organisation qui ne soit pas faite que de partis mais qui associe, sous des formes et avec des responsabilités à définir, le monde syndical et le monde associatif. Avec trois règles très simples : les décisions sont prises par ceux qu’elles concernent ; ceux qui sont en situation de pouvoir les mettent en œuvre ; ceux qui ne le sont pas les intègrent dans leur programme politique.

Les nébuleuses que l’on voit dans l’espace ont une structure très complexe et des composants très différents. Cela n’empêche pas un déplacement collectif bien défini : l’explication vient de l’existence de la pesanteur.

J’aimerais que notre pesanteur à nous, les écologistes et les socialistes, s’appelle le « respect et la sauvegarde de la dignité humaine ». Tout simplement.

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