Repenser nos usages de la nature : une perspective forestière

L’infection au coronavirus interroge aujourd’hui les termes du développement de nos sociétés. Mais quel peut-être le lien entre cette crise du Covid-19 et la nature, la forêt particulièrement ? Avec la forêt, l’humanité dispose d’une ressource et d’un savoir-faire potentiellement porteurs d’une nouvelle appréhension du développement. Selon Daniel Perron, juriste, et Geneviève Rey, ingénieure générale des ponts, des eaux et des forêts, la France, riche d’un panel de forêts unique, pourrait inaugurer une refondation forestière pionnière et participer ainsi à réviser nos modes d’usages du monde.

En 1990, le philosophe Michel Serres alertait sur le besoin de renouveler Le Contrat naturel. Il a pu être parfois traité avec commisération, comme l’ensemble de ceux qui prônaient le virage écologique. On se souvient ainsi, la veille de l’ouverture du sommet de Rio, le 1er juin 1992, de l’appel d’Heidelberg pour dénoncer l’obscurantisme écologique et défendre la voie du progrès comme seule solution. L’heure était à la toute-puissance de l’Homme, à l’idée d’un progrès démiurgique et de la sortie de l’Homme de la Nature. L’on faisait fi des alertes répétées qui, déjà, démontraient les jalons d’un effondrement environnemental préfigurant un risque majeur pour la survie de l’humanité. Michel Serres le disait avec justesse : « À force de la maîtriser, nous sommes devenus tant et si peu maîtres de la Terre, qu’elle menace de nous maîtriser de nouveau à son tour. » Trente ans plus tard, nous commençons à mesurer le caractère prophétique de cette sentence.

L’infection au coronavirus (SARS-Cov-2) interroge aujourd’hui les termes du développement de nos sociétés. Le confinement que le virus inflige à la moitié de l’humanité lui rappelle ce qu’elle avait oublié : la fragilité des humains, la fragilité d’une société urbaine qui artificialise les milieux de vie, repose sur les usages immodérés d’une nature instrumentalisée à outrance. Une nature à laquelle l’on a dénié son rôle fondateur dans une société qui pourrait bien préfigurer le monde des Monades urbaines de Robert Silverberg, un monde où nous serons aussi aveugles et indifférents que les Eloïs de La Machine à explorer le temps de Herbert George Wells. Nous ne sommes, certes, pas encore tout à fait aux portes de l’univers dystopique de Soleil vert (situé en 2022)… Mais il nous faut désormais « chercher à maîtriser notre maîtrise », ajoutait Michel Serres.

Mais quel peut-être le lien entre cette crise du Covid-19 et la nature, la forêt particulièrement ?

N’y a-t-il pas dans ce rapprochement une tentation collapsologique, comme par magie opportuniste, un lien hâtif et malsain, l’idée que le malheur du monde pourrait servir une idéologie fondée sur la peur de la fin d’une société qui a creusé ses fondations sur le lien entre les conceptions sociales et la matérialité du monde ? À cette question légitime, une interview très stimulante du professeur Didier Sicard vient répondre fort justement par la négative. Celui-ci met l’accent sur notre incapacité à penser le départ des pandémies et leur lien avec le sauvage, pourtant connu : « Ce qui m’a frappé au Laos, où je vais souvent, explique-t-il, c’est que la forêt primaire est en train de régresser parce que les Chinois y construisent des gares et des trains. Ces trains, qui traversent la jungle sans aucune précaution sanitaire, peuvent devenir le vecteur de maladies parasitaires ou virales et les transporter à travers la Chine, le Laos, la Thaïlande, la Malaisie et même Singapour. La route de la soie, que les Chinois sont en train d’achever, deviendra peut-être aussi la route de propagation de graves maladies. » L’usage inconsidéré du sauvage nous met en danger. Le concept juridique de « sûreté de la planète » commence à prendre une résonance pratique pour tous.

Ne passons pas à côté de cette occasion de prendre conscience de l’unicité du vivant et de la fragilité de la part que l’homme y prend. Si le « sens commun » auquel appelle Isabelle Stengers n’inspire pas « le jour d’après », que restera-t-il de nos surlendemains ? C’est à partir de ce constat qu’il faut désormais revoir le paradigme de notre développement. C’est à faire du « business as usual » une uchronie que nous sommes appelés.

En plaçant la forêt au centre de notre réflexion, nous voulons faire prendre conscience que l’humanité dispose d’une ressource et d’un savoir-faire potentiellement porteurs d’une nouvelle apréhension du développement. La France, riche d’un panel de forêts unique par sa présence sur l’ensemble des latitudes, pourrait inaugurer, de ce point de vue, une refondation forestière pionnière et participer ainsi à réviser nos modes d’usages du monde et à inscrire nos politiques de la nature dans le concept d’une seule santé (« One health ») qui doit désormais présider aux choix d’orientation des politiques publiques au moins autant que les données comptables immédiates.

La forêt, acteur du risque sanitaire

Occupant 30% des terres émergées, les forêts contiennent jusqu’à 80% de l’ensemble du carbone présent au-dessus de la surface du sol et environ 40% du carbone terrestre souterrain (sol, litière et racines) et séquestrent annuellement l’équivalent de 19% des émissions anthropiques à l’échelle mondiale, approximativement 2 milliards de tonnes d’équivalent de CO2. Elles sont tout à la fois outil d’atténuation, par ce mécanisme de photosynthèse qui permet aux arbres de capter le CO2 et de le séquestrer sous forme de carbone en relarguant de l’oxygène, et victimes du dérèglement climatique auquel elles peinent à s’adapter. Même si les origines du SARS-CoV-2 (le nom scientifique du coronavirus) restent à élucider, les forêts à travers le commerce des animaux sauvages constituent un terreau fertile des épidémies, tout comme un réservoir précieux de biodiversité pour les combattre.

Au-delà du Covid-19, un réservoir « forestier » de maladies infectieuses (ré)émergentes ?

Quand il est question, début décembre 2019, d’un mystérieux virus apparu en Chine sur le marché de Wuhan, seuls quelques auteurs de science-fiction et collapsologues s’essaient au récit de la zoonose (maladie de la faune sauvage transmissible à l’homme) devenue pandémie mondiale ; même les prospectivistes s’y refusent, par souci de crédibilité. Aujourd’hui, le récit fait par Michel Gauthier-Clerc de l’épisode de grippe aviaire (SARS-CoV-1) de 2008 dans Une mouette est morte à l’Assemblée nationale ou l’analyse qu’il a inspirée à Serge Morand dans La Prochaine Peste prennent des accents prophétiques.

Et, pourtant, la faune sauvage s’est trouvée ces dernières années à de multiples reprises sous les feux d’une actualité sanitaire tendue dans le monde agricole de l’élevage. Mis en cause sur notre territoire : les oiseaux migrateurs dans l’influenza aviaire (H5N8) à l’origine d’abattages massifs en 2016, les sangliers dans la peste porcine africaine aux frontières depuis janvier 2019, les bouquetins dans le foyer de brucellose dans le massif du Bargy depuis 2013, les blaireaux ou les cerfs dans la résurgence de la tuberculose bovine. De fait, selon l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), 60% des maladies infectieuses humaines existantes sont zoonotiques (partagées avec le règne animal) et au moins 75% des agents pathogènes des maladies infectieuses humaines émergentes (notamment Ebola et le VIH, tout comme la grippe ou encore l’insidieuse maladie de Lyme véhiculée par les tiques) sont d’origine animale. Comme dans le cas du Covid-19, où chauves-souris frugivores et pangolins ont été mis en cause, les animaux sauvages y sont tour à tour victimes, vecteurs, facteurs de dissémination, réservoirs naturels ou hôtes intermédiaires, de manière active ou silencieuse – le tout dans un jeu complexe de contaminations croisées avec les sols, les milieux, les élevages et les hommes.

C’est surtout en zone tropicale que la déforestation et la perturbation d’habitats forestiers, concomitante à une urbanisation intensive et mal régulée et à l’intensification de l’agriculture, font se multiplier les points de contact entre les animaux sauvages et les hommes et favorisent le changement d’hôte ainsi que l’amplification pathogène, voire l’échange génétique. La mondialisation brasse à la fois les animaux sauvages – prisés pour leur viande, leurs vertus pharmaceutiques ou comme nouveaux animaux de compagnie (NAC) – et domestiques, les populations humaines, faune, flore et produits divers avec leur cortège de parasites sur des distances comme des fréquences sans précédent. Le changement climatique combiné à ces mutations sociétales crée les conditions de mutations d’une ampleur et d’une rapidité inédites à l’échelle humaine. Le professeur Philippe Sansonetti, dans sa conférence au Collège de France du 16 mars dernier intitulée « Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée » souligne à cet égard la superposition frappante de la carte mondiale des cas diagnostiqués et de la carte des échanges aériens de passagers (IATA, 4 milliards de passagers en 2019).

Apparu au début des années 2000, plébiscité par les États généraux du sanitaire organisés par le ministère de l’Agriculture en 2010, le concept « One Health » promeut une approche intégrée, systémique, de la santé publique, animale et environnementale aux échelles locale, nationale et planétaire. Comme le développement – ou la gestion forestière – durable, il peine depuis à sortir du domaine du marketing alimentaire ou des incantations généreuses au nom desquelles se succèdent les « conférences des parties » internationales.

À cet égard, le coronavirus est une véritable onde de choc, qui, avec l’irruption du vivant dans l’économie réelle, rend désormais ce concept incontournable. La mobilisation pour les diagnostics Covid-19 des laboratoires vétérinaires rompus aux tests PCR en flux important en est une illustration. Au-delà, seule une alliance entre la médecine humaine, la médecine vétérinaire animale et celle – encore innomée – du règne végétal permettra de comprendre le fléau et de s’en prémunir. Les travaux à conduire pour reconstituer les chaînes de causalité et de contamination croisée sont complexes, longs, lourds et coûteux ; ils devront être menés par des équipes pluridisciplinaires associant des biologistes, épidémiologues, sociologues, anthropologues, géographes, écologues et forestiers. Ces travaux nécessiteront aussi de réhabiliter les compétences en sciences de base : agronomie, zootechnie, systématique. Il serait, à l’heure actuelle, plus aisé de séquencer un génome que de trouver un entomologiste capable d’identifier l’espèce concernée…

Écosystèmes complexes, les forêts sont ainsi à la fois réservoir, laboratoire et victimes.

La forêt fragilisée : une agonie silencieuse

Elle ne fait pas de morts humains. Elle intéresse donc peu la presse généraliste qui n’aime rien mieux que les images frappantes. Sans illustration, il n’est pas d’information valable. Cela est vrai de la presse comme du politique, désormais largement englué dans une communication frappée de « la pollution de long terme que nous avons fait subir aux pensées longues, ces gardiennes de la Terre, des hommes et des choses elles-mêmes », comme disait Michel Serres.

Bien sûr, les ravages des grands feux, les dépérissements massifs, les arbres déchiquetés par les tempêtes pourvoient l’actualité vorace en images spectaculaires. Ils suscitent alors des « éléments de langage », conçus pour faire illusion le temps d’un journal télévisé, au mieux provoquent des déclarations incantatoires sur l’air usé du « plus jamais ça ». Le changement climatique produit des canicules, des sécheresses, des tornades, à un rythme accéléré, sous nos yeux sidérés, de manière aussi périodique qu’éphémère. Mais c’est dans le silence que les forêts régressent, que les arbres s’épuisent, que la biodiversité s’érode, que les fins mécanismes qui relient entre eux les êtres vivants de l’écosystème se dérèglent.

Les forêts du monde reculent, en effet, chaque année. Même si le phénomène – documenté par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture (FAO) – se ralentit, son ampleur reste considérable. Le taux annuel moyen de déforestation dans les régions tropicales a culminé dans la décennie 1981-1990 à 15,4 millions d’hectares (l’équivalent de la forêt française ou de la superficie de la Grèce), contre 11,3 millions d’hectares au cours de la décennie précédente. Si le solde net de la déforestation mondiale s’est, depuis, réduit de 50% dans les vingt-cinq dernières années pour se stabiliser vers -3,3 millions d’hectares entre 2010 et 2015, c’est grâce à des plantations, la destruction de forêts naturelles se poursuit encore au rythme de -6,5 millions d’hectares par an. Les deux tiers seulement de ces changements d’usage des terres forestières peuvent être attribués à une cause précise ; mais la destination des terres défrichées est mieux connue : elles sont transformées en zones urbanisées, infrastructures de transport ou terres agricoles, pour une production de subsistance, mais aussi et surtout, bien que dans des proportions variables, pour des cultures de rente (70% en Amérique du Sud, 30% en Afrique) qui alimentent le commerce international de commodités agroalimentaires, souvent destinées à l’exportation (soja, huile de palme…). Aux défrichements à grande échelle s’ajoute un mitage vivrier autour des voies d’accès créées pour l’exploitation forestière (la récolte sélective de certains bois) et le développement de trafics de viande de brousse. Les zones de contact favorables à l’éclosion de zoonoses se multiplient, leurs produits rejoignent les flux d’échanges planétaires. La crise sanitaire est aussi – d’abord – une crise écologique et une crise de la pauvreté, dans ses causes comme dans ses effets. Que dire pour notre seul pays de la situation de la Seine-Saint-Denis, « hot-spot » du Covid-19 et autres misères du monde aux portes de la capitale ?

À l’inverse, dans les régions tempérées développées, la superficie des forêts s’est stabilisée et a même légèrement augmenté au cours des cent dernières années. Mais elles y occupent aujourd’hui des superficies beaucoup moins vastes qu’autrefois. Leur défrichement a contribué de façon importante aux émissions globales de carbone au fur et à mesure que les forêts d’Europe et d’Amérique du Nord étaient exploitées pour fournir du bois à l’industrie naissante et remplacées par des terres agricoles. Aujourd’hui, les forêts de France n’échappent pas aux emprises de l’artificialisation, en zones périurbaines ou pour la création d’infrastructures, mais la déprise agricole et l’exode rural leur a permis de reconquérir les terres abandonnées. Leur surface a ainsi doublé depuis la fin du XVIIIe siècle, où elles n’occupaient plus que 14% de la surface du pays, contre 28% aujourd’hui.

Mais, si la forêt française ne régresse plus depuis longtemps, son état inquiète désormais. Elle peine à s’adapter à la vitesse des changements climatiques et à la succession d’événements extrêmes auxquels ils l’exposent.

La crise sanitaire n’épargne pas les forêts françaises 

Les débats sur les trajectoires de contamination dans les récents épisodes sanitaires ayant frappé le monde de l’élevage (la peste porcine africaine s’arrêtant aux frontières) ne sont pas sans rappeler les controverses sur les premiers dépérissements massifs attribués aux « pluies acides » dans les années 1980 (stoppées par la ligne bleue des Vosges). Animal, végétal, milieux naturels, homme…, l’épidémiologie qui cherche à reconstituer des chaînes de causalité enquête sur le même terrain où les idées reçues se mêlent aux indices et aux fausses pistes… « One health », encore.

La question du changement climatique est devenue aujourd’hui centrale pour la santé des forêts. Elle se pose en termes d’évolution des conditions générales (température, pluviométrie) et en termes de récurrence d’aléas climatiques extrêmes qui fragilisent les équilibres des écosystèmes forestiers. Le syndrome de la grenouille est souvent évoqué pour dénoncer notre inaction face au changement climatique (la grenouille installée dans un bocal progressivement réchauffé n’a pas le réflexe de s’en échapper et se laisse gagner par une torpeur fatale). Les arbres, enracinés, ont, par essence, une capacité de migration réduite face à des conditions qui menacent progressivement leur survie in situ. Seules les stratégies de dissémination par graines permettent à certains d’entre eux de se reproduire pour gagner des altitudes ou des latitudes plus favorables. Et aucune stratégie de confinement n’est possible…

Les impacts des aléas climatiques extrêmes (sécheresse, chaleur, tempête, grêle) figurent ainsi en bonne place parmi les facteurs déclenchant des crises sanitaires qui affectent les forêts : attaques massives des épicéas par des scolytes (2003, 2018) ; dépérissement du hêtre (2018-2019) ; dépérissement du chêne en forêt de Vierzon et en forêt de la Harth (année 1990-2000). Comme dans le règne animal et humain, les multiples échanges favorisent l’arrivée de parasites exotiques et invasifs qui prospèrent dans les nouvelles conditions climatiques : chalarose du frêne, encre du châtaignier, oïdium du chêne, pyrale du buis, etc. Aléas climatiques et arrivées de pathogènes, les imprévus et incertitudes qui se combinent incitent à intensifier les actions de prévention et de surveillance.

Trois exigences s’imposent pour répondre à cette poétique du désastre sanitaire végétal : être capable de détecter précocement les émergences de nouvelles pathologies ou l’apparition de bioagresseurs méconnus ; disposer d’outils de détection rapide et fiable d’agents pathogène ciblés (kits PCR) ; développer les connaissances sur le cortège de parasites et leurs interactions.

Être capable de mieux prédire les prochaines crises. Développer des cartes de risques (climat et hôtes). Identifier les peuplements et les essences vulnérables dans leur milieu (limites d’adaptation au sol et au climat). Améliorer la connaissance sur les bioagresseurs de faiblesse (après des aléas abiotiques). Identifier les bioagresseurs exotiques absents mais à risque pour nos essences indigènes ; c’est notamment le cas de l’Oak wilt, flétrissement du chêne américain dû à un champignon, qui suscite la plus grande vigilance au pays du chêne roi (il couvre 40% des forêts françaises).

Être capable en cas d’émergence de pathogène ou de crise sanitaire de mieux évaluer les dommages causés par les bioagresseurs et leurs modes de dispersion. Combler le déficit de connaissances en épidémiologie de certains bioagresseurs. Avoir de bons indicateurs de la santé d’un arbre pour formuler un diagnostic fiable. Développer l’usage de la télédétection par image satellite pour cartographier la progression du mal.

Être capable de proposer des moyens de lutte opérationnels, économiquement et socialement acceptables.

Être capable, enfin, de préparer la renaissance et d’améliorer la résilience. Approfondir nos connaissances sur les itinéraires sylvicoles après les crises, sur le choix des essences de substitution, le choix des provenances. Proposer des sylvicultures plus résilientes.

Tous ces éléments, issus du travail du département Santé des forêts de la direction générale de l’agriculture et de l’alimentation du ministère de l’agriculture (DGAL) dessinent une stratégie de prévention, surveillance, lutte et reconstitution qui relève d’un concept cousin de « One health » : la biosécurité. Tout droit issu de scénarios complotistes où un virus produit de l’imagination d’un savant fou, échappé accidentellement ou dérobé par un gang – voire un État – bioterroriste, contamine la moitié de l’humanité, ce mot polysémique est devenu familier du secteur vétérinaire, de l’agriculture et de l’alimentation. Il a effectivement désigné la sécurisation physique d’un espace (laboratoire) puis une doctrine juridique de contrôle de flux du vivant (procédures de quarantaine) pour s’étendre aujourd’hui à une protection élargie du vivant et de la nature qui incluent l’humanité et ses générations futures. Praticiens de la gestion durable d’écosystèmes complexes, à grandes échelles et sur de très longues périodes, les forestiers sont tout acquis à l’esprit « One health » de la biosécurité.

Il reste que les millions de propriétaires forestiers de notre pays, qu’ils soient publics ou privés, sont confrontés à des questions pragmatiques. Comment gérer ici les peuplements où le châtaignier, menacé par l’encre, est très présent ? Que planter après une coupe rase d’épicéa décimé par les scolytes en Lorraine ? Permettre d’introduire ailleurs une essence « exotique » mieux adaptée aux futures conditions climatiques ? Privilégier une sylviculture à couvert continu (sans coupe rase) au risque de voir disparaître des futaies cathédrales par définition équiennes ? Comment sortir de l’impasse de régénération dans les zones où sangliers et cervidés trop prolifiques abroutissent semis et jeunes plants ? Le risque sanitaire et climatique est une réalité pour les forestiers qui doivent « vivre avec » ; avec le sentiment croissant d’une politique forestière orpheline. Les tergiversations à la tête de l’Office national des forêts (ONF), les offensives récurrentes sur le budget des opérateurs forestiers qui n’ont pas échappé à la logique budgétaire de réduction des moyens du service public sont les symptômes d’arbitrages par défaut paradoxaux au regard des enjeux où la réparation coûtera de toute façon plus cher que la prévention. Le délai de prise en compte au niveau national de l’importance de la crise sanitaire de 2019-2020 due à la prolifération de scolytes dans le Grand Est et la faiblesse des mesures annoncées en constituent une des dernières manifestations, alors que l’Allemagne voisine a réagi beaucoup plus rapidement et avec des moyens conséquents, mobilisant Länder et État fédéral au chevet de la forêt nationale. Plus globalement, le manque d’ambition des moyens consacrés par les pouvoirs publics à la forêt par rapport à ceux d’autres politiques ou secteurs d’activité est perçu comme la preuve d’un désintérêt et d’une absence de vision et de volonté politique. Loin des yeux, la forêt doit attendre…

Vers un nouveau contrat entre forêts et sociétés ?

En pleine crise de coronavirus, l’institut Viavoice publiait le 31 mars dernier son baromètre politique pour Libération, indiquant des préférences émises par les Français pour « l’après ». Sans grande surprise, les thématiques émergentes de l’environnement sont très fortement populaires. À la question : « Après l’expérience du coronavirus, diriez-vous que la France devrait officiellement sanctuariser chacun des éléments suivants, en le considérant comme un bien commun ? », « l’accès à l’eau et à un air de qualité » obtenait 88% de réponses positives, « la biodiversité » 76%. La focalisation environnementale est évidemment très prégnante, s’agissant d’un virus dont il est de plus en plus question de la trace, remontant jusqu’au sauvage. Elle rejoint, en l’exacerbant sous le coup de l’émotion, les multiples prises de conscience des dégâts que le modèle productiviste a causés aussi à la forêt et l’expression d’un besoin de renouveau de la pensée à l’égard de la nature.

Prendre soin des écosystèmes forestiers : un débat citoyen

Voici un an, le 15 avril 2019, le monde avait les yeux rivés sur des images, hypnotiques, celle d’une autre « forêt » qui brûlait, la charpente de Notre-Dame de Paris, vieille de huit cent cinquante ans, qui portait ce nom romantique, placée brutalement au cœur de ces foyers où nous sommes aujourd’hui confinés. Faut-il lire aujourd’hui dans l’incendie de la « forêt » de Notre-Dame un avertissement divin, un châtiment prophétique ? Laissons à d’autres le champ des croyances comme celui des controverses scientifiques suscitées par La Vie secrète des arbres rapportée par Peter Wohlleben. Tour de force littéraire, ce livre inattendu a ému des millions de lecteurs en décrivant les arbres comme des êtres sociaux entretenant des réseaux secrets de communication. Venu du Japon, le shinrin yoku, l’art du bain de forêt, propose une sylvothérapie qui fait appel aux câlins d’arbres, prône l’éveil aux bruissements et aux parfums sylvestres, recommande le goûter d’écorces… Forêts. Essai sur l’imaginaire du monde occidental de l’Américain Robert Harrisson rejoint ici le pays des contes de fées psychanalysé par Bruno Bettelheim ou les échos des correspondances de Baudelaire où « la Nature est un temple où de vivants piliers murmurent parfois de confuses paroles ».

L’attention sociétale et médiatique renforcée dont la forêt fait l’objet aujourd’hui plonge ses racines dans la symbolique de la forêt, sa place dans l’histoire des peuples, dans nos imaginaires, nos usages et nos traditions. Cette symbolique a contribué à façonner les institutions et la sensibilité de nombreuses cultures. Et c’est par cette dimension affective que la forêt est aujourd’hui redevenue un sujet d’actualité de premier plan.

Réserve d’espace, facteur de régulation des grands équilibres écologiques (eau, sols, air, biodiversité), la forêt est aussi pourvoyeuse de bois, source de nourriture d’énergie – encore vitale pour une grande partie de la population mondiale – source de matériau et espace de loisirs.

Face aux limites que l’homme a rencontrées dans ses usages parfois contradictoires des forêts, il a cherché à ce qu’elles « se puissent perpétuellement soustenir en bon état » (ordonnance de Brunoy, 1346), édicté des règles favorisant un « rendement soutenu », développé des techniques de gestion forestière durable.

Les forêts que nous connaissons en France sont ainsi le fruit de l’action des hommes au fil des siècles. La futaie Colbert en forêt de Tronçais porte le nom du ministre dont la politique a permis la création. Il s’agissait alors de prévoir la ressource du futur, pour la marine ou les charpentes. Ce faisant, c’est d’abord l’intégrité foncière de la forêt qui s’est trouvée intentionnellement assurée face aux velléités d’empiétements et de changements d’usage. De fait, avec un objectif de valorisation du bois, matériau et ressource renouvelable, c’est l’ensemble des fonctions des écosystèmes qui se sont trouvées préservées, dans une gestion raisonnable au sens de l’article 1766 du Code civil notamment.

L’idée environnementale voit le jour formellement au XIXe siècle. Bien des forêts de montagne sont le fruit de la prise de conscience de leur importance dans le régime des eaux et pour fixer les sols. La profonde connaissance de l’environnement d’Elzéard Bouffier, L’Homme qui plantait des arbres au pays de Jean Giono (celui du Hussard sur le toit confronté à la grande peste…) est aussi celle des campagnes de « restauration des terrains de montagne » du dernier tiers du XIXe siècle. À la même période s’engageaient des travaux de fixation des dunes sur le littoral aquitain et la création de « séries artistiques » en forêt de Fontainebleau pour préserver les paysages chers aux peintres de l’École de Barbizon.

L’apparition d’une conscience environnementale forestière internationale s’est fondée, elle, sur la lutte contre la déforestation et les droits des populations autochtones, puis sur la préservation de la biodiversité dans une approche statique qui privilégiait l’absence d’intervention (une « mise sous cloche »). Elle a désarçonné les forestiers européens, et leurs écosystèmes pleinement anthropisés, dont l’état et l’aspect étaient le fruit d’interactions avec l’action de l’homme. L’assimilation de toute exploitation forestière (récolte de bois) à une destruction était étrangère à des techniciens pour lesquels les arbres ont une courbe de vie qui commence par la captation du carbone pour, à leur fin de vie, basculer dans la libération de ce carbone ; la bonne gestion économique – et climatique – de la forêt consiste donc à penser la récolte au moment du pic d’absorption.

Parallèlement, les opérateurs publics du secteur forestier n’ont pas échappé à la vague de management budgétaire et comptable, avec son lot d’injonctions contradictoires et de réorganisations tendant in fine à donner la priorité au résultat financier. Pour les agents s’est ouverte l’ère des interrogations sur la perte de sens de leur métier face à des arbitrages qui leur apparaissaient privilégier les indicateurs comptables et nier leurs savoirs, ou les instrumentaliser au seul service de la fonction de production des forêts.

Si l’image des « Eaux & Forêts » reste une valeur sûre, la communication des forestiers dispensant un raisonnement technique didactique de « sachants » – souvent en réaction à une mise en cause – ne parvient plus à emporter l’adhésion d’une opinion publique à la sensibilité croissante. Il ne s’agit plus d’explications, encore moins de justifications ; c’est une participation à la décision, aux choix de gestion forestière, qui est revendiquée par des citoyens désormais sans lien avec le monde rural, qui ont de la forêt une perception fondamentalement affective.

Que voulons-nous pour nos forêts ? Comment relégitimer l’exploitation forestière durable ? Comment aboutir à un compromis éclairé, fruit d’une construction entre acteurs légitimes ? Quelle organisation pour assumer les choix dans la durée ?

Sans éluder la discussion sur les impacts des différentes techniques sylvicoles, dans le cadre d’un débat relocalisé pour s’adapter aux enjeux des territoires, sans diluer les choix engageants sur le long terme dans un chapelet de microdécisions ? Poser les termes du débat et non pas des éléments de langage qui rendent les décisions acceptables le temps d’une interview… Démystifier lorsqu’il le faut. Oui, une forêt peut vivre en libre évolution. Mais elle y perdra son aspect paysager supposé « naturel », directement tributaire des interventions humaines. Nous ne pourrons conserver des futaies cathédrales que si nous les renouvelons par des coupes à blanc. Et ne soyons pas angéliques… Non, les sociétés d’arbres ne sont pas exemptes des travers des sociétés humaines, les relations n’y sont pas toutes de solidarité, de symbiose. Le parasitisme s’y invite tout autant, les espèces y luttent pour la vie, la compétition fait rage pour la lumière, l’eau. Face au changement climatique, nous ne pouvons frapper d’emblée d’anathème les plantations et les essences exotiques, qui parfois vont constituer la seule alternative dans des situations d’impasse sylvicole. Oui, la forêt peut être le pilier d’une économie circulaire biosourcée, une bioéconomie qui contribuerait à la sécurité énergétique, alimentaire et sanitaire, et dont les possibilités de valorisation innovantes (chimie verte, nanotechnologies…) commencent seulement à être explorées.

C’est à un véritable exercice de démocratie participative, un exercice de planification stratégique appliqué que les forestiers sont appelés, engageant sur des décennies à l’échelle de près d’un tiers du territoire. Un exercice d’humilité, aussi. Un dialogue avec les absents, ceux qui, du passé au futur, ont eu et auront en charge le soin de ces mêmes écosystèmes forestiers.

Rénovation de la gouvernance, donc. Mais qu’en est-il de l’ordonnancement juridique, miroir des relations de l’homme et des sociétés avec leur environnement et de la représentation qu’ils en construisent ?

Un nouveau commun : vers la personnalité juridique de la nature

Au-delà du Code forestier national, de multiples instruments juridiques internationaux traitent avec différentes entrées environnementales des questions forestières ; conventions-cadre sur le changement climatique, sur la diversité biologique, de lutte contre la désertification, Convention de Washington (dite CITES) pour la préservation des espèces protégées (animales et végétales, donc portant sur certaines essences ligneuses), Convention de Ramsar sur les zones humides d’importance internationale, etc.

Les multiples conférences des parties à ces conventions ont certes donné lieu à des prises de conscience, mais qu’en est-il des effets réels ? Le coronavirus est en train de faire plus pour les espèces menacées d’extinction que la CITES, la plus ancienne d’entre elles débattue depuis les années 1960 et entrée en vigueur en 1975. La mise en cause du commerce illégal du pangolin (totalement interdit depuis 2016) a conduit la Chine à interdire « immédiatement et totalement » le commerce et la consommation d’animaux sauvages à la fin février 2020. Le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) estimait en 2013 à dix-neuf milliards de dollars le négoce illégal d’espèces sauvages au niveau mondial. L’on peut espérer que cela tienne dans le temps.

De même, il a fallu les gigantesques incendies de l’été 2019 en Amazonie, Afrique et Asie pour réveiller quelques consciences. En France, des voix se sont élevées pour dire qu’il était temps d’agir réellement à l’égard de ce que l’on nomme « la déforestation importée ». Les importations de l’Europe représenteraient ainsi 7% de la déforestation totale liée aux cultures. Le WWF a évalué en 2018 à 5,1 millions d’hectares les surfaces situées dans des pays à haut risque de déforestation et que la France utilise pour importer des produits agricoles et forestiers (en particulier soja, cacao, bœuf et cuirs). La mise en œuvre de l’axe 15 du Plan climat de juillet 2017 visant à « mettre fin à l’importation en France de produits contribuant à la déforestation » pourrait s’en trouver relancée, tout comme le bilan du RBUE (Règlement sur le bois de l’Union européenne) supposé s’appliquer depuis 2013, dans la mouvance FLEGT (Forest Law Enforcement, Governance and Trade – Application des réglementations forestières, gouvernance et échanges commerciaux) de 2003.

De surcroît, la forêt, par essence multifonctionnelle et donc plurisectorielle, est concernée au-delà des politiques environnementales par les politiques d’aménagement du territoire, agricole, de transition énergétique, industrielle, touristique, de coopération internationale, sans être jamais abordée en tant que telle dans les évolutions récentes du droit. Toujours sous des angles différents, sans synthèse et sans jamais véritablement être au cœur des outils mis en place, ni en constituer une priorité dans les arbitrages. Il est symptomatique à cet égard qu’en 1992 déjà le Sommet de la Terre a produit une « convention non juridiquement contraignante mais faisant néanmoins autorité sur les forêts » et un « partenariat sur les forêts » succède depuis au « forum sur les forêts ». Au niveau européen, où le liège constitue la seule référence forestière dans le traité de Rome (1957), une « stratégie forestière », souhaitée par le Parlement européen dans sa toute première initiative en 1997, actualisée périodiquement, s’essaie à une synthèse entre les différentes politiques non spécifiques traitant du sujet.

Devant les usages immodérés de la nature, de nombreux penseurs estiment aujourd’hui qu’il faut une transformation de notre regard et penser désormais la nature comme un bien commun.

Mais quelles en seraient les voies ? Comment faire respecter les droits de la nature ? La forêt, les arbres sont ici une source d’innovation parce qu’ils ont fait l’objet de travaux remarquables dont le célèbre article « Should trees have standing ? » publié en 1972 par le professeur Christopher D. Stone. L’objet de son article n’est pas de développer une analyse propre à la « deep ecology », alors en pleine croissance, mais de répondre à l’incapacité juridique du moment de prendre en compte les dégâts commis sur la nature par un projet immobilier de la société Walt Disney dans la Mineral King Valley connue pour ses séquoias. Le Sierra Club, association de défense de la nature en Californie, avait été déboutée en justice au motif de l’absence d’intérêt à agir du fait d’absence de préjudice personnel. Comment alors permettre la prise en compte des dégâts infligés à la nature ? Le professeur Stone répondit au défi en estimant que les arbres sont détenteurs de droits et donc victimes d’un préjudice dont il faut reconnaître l’existence en justice. Fiction juridique, bien entendu, un arbre n’aura jamais de plume ni de volonté avec lesquelles il pourrait signer un quelconque document. Mais cette fiction est-elle si éloignée de celle qui a permis l’existence de personnes morales comme les entreprises ? Non, répond Stone, qui en tire l’argument peu discutable qu’ainsi des arbres pourraient être légitimement représentés en justice. Argument apparemment imparable, qui sera plus tard rejoint dans une forme non plus performative mais spéculative par Michel Serres qui posera une philosophie de long terme admettant la survenue d’une personnalisation de la nature. « Tout au long de l’histoire juridique, chaque extension du droit à une nouvelle entité, avant d’être effectuée, a été un peu impensable », expose Christopher Stone. De ce point de vue, le travail de la doctrine défendant cette évolution est aussi un travail culturel. Il ne suffit pas de brocarder les auteurs, de leur prêter une pensée animiste qui serait d’un autre âge, incompatible avec la modernité, pour écarter d’un revers de main légère les questions qu’ils posent. Il faut aussi se porter sur le terrain de la remise en cause de la pensée rationaliste telle qu’elle a évolué. Ici, c’est bien de la techno-science-économie dont il est question, celle qui a pris en main les destinées du développement économique pour atteindre les résultats écologiques que l’on connaît, au point qu’il fut une époque où le conseil municipal de Los Angeles décida de « planter » neuf cents arbres en plastique le long des principaux boulevards de la ville, au motif qu’ils résisteraient mieux à la pollution et qu’ils ne perdraient pas leurs feuilles en hiver.

La politique forestière semble aujourd’hui éloignée de ce débat de philosophie juridique. Pourtant, des évolutions majeures dans la protection de la nature, et donc des forêts, sont intervenues. Le jeune droit de l’environnement a déjà commencé de produire des jurisprudences. Si les droits de la nature ne sont pas reconnus, les devoirs humains ont été multipliés à son égard. Ces devoirs peuvent être rappelés en justice par des personnalités morales comme les organisations non gouvernementales (ONG), voire les institutions elles-mêmes.

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 17 avril 2018 relatif à la forêt de Puszcza Białowieska, en Pologne, est un exemple marquant de ce mouvement. Considérée par la Commission européenne comme l’une des forêts naturelles les mieux conservées d’Europe, cette forêt a été dotée à la suite d’une crise sanitaire (!) d’un plan de gestion qui a soulevé beaucoup de critiques, avant de faire l’objet d’un recours devant la justice européenne. La Commission européenne a attaqué la Pologne du fait de manquements aux obligations relatives aux directives « habitats » et « oiseaux ». La Cour de justice lui a donné raison. Elle a estimé notamment que la Pologne n’avait pas pris les garanties imposées par les textes concernant l’évaluation des effets de la gestion opérée sur le site et que les motifs invoqués par la Pologne, en l’absence de stricte proportionnalité entre l’action et les besoins, ne permettaient pas de considérer que les opérations de gestion forestière active étaient suffisamment justifiées par la nécessité d’enrayer la propagation du ravageur. L’affaire est stratégique car elle mobilise l’ensemble du dispositif juridique de protection de la nature à l’échelon européen. Force est de constater la puissance des dispositions ainsi invoquées. Le cas de la forêt de Puszcza Białowieska est très singulier du fait de son ancienneté et de son classement juridique. Il permet cependant d’entrevoir la capacité juridique d’agir.

En France, la mise en œuvre jurisprudentielle récente du principe de non-régression par le Conseil d’État, à l’occasion d’une affaire de défrichement touchant la forêt guyanaise, est symptomatique de ce point de vue du caractère premier de la forêt dans l’affirmation des principes du droit de l’environnement. Ce principe adopté dans la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (RNBP) marque un tournant très important dans notre préhension des politiques qui touchent la nature. Très discuté au Parlement, ce principe désormais cardinal de notre droit de l’environnement pose que « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment » (art. L.110-1 Code de l’environnement).

Mais si le droit de l’environnement continue de faire avancer le soin apporté à la nature, les comportements, eux, restent empreints d’une difficulté à prendre conscience des principes de protection de la forêt en tant que biotope complexe face au primat économique qui demeure ancré dans le paradigme de l’anthropocène. Le traitement des forêts de protection en est un exemple. Un décret du 6 avril 2018 relatif au régime spécial applicable dans les forêts de protection prévu à l’article L. 141-4 du Code forestier prévoit ainsi une nouvelle dérogation à l’interdiction d’extraction de matériaux de ces forêts, en permettant la recherche de gisement de gypse d’intérêt national. Comme a priori une telle intervention en forêt ne peut qu’en dégrader le milieu, il sera intéressant de voir comment le juge estimera la validité ou non de ce décret en regard du principe de non-régression.

Au fond, ce mouvement tend à reposer la question de la nature du bien forestier et, plus largement, de la propriété du sol planétaire au regard des capacités de ses détenteurs à le modeler à leur guise. L’avenir des forêts impose, en effet, de penser le statut de la terre et, partant, d’interroger les voies d’une modification qui pourrait remettre les communs au-devant de la scène.

La réflexion de la juriste Sarah Vanuxem, qui conteste l’idée que la propriété serait le pouvoir d’un individu souverain sur une chose, mérite de ce point de vue une attention particulière. À partir de la propriété communale et sectionale et de la relecture de l’article 542 du Code civil, la juriste démontre qu’il est possible d’accorder des droits aux lieux. Utopie ? Sans doute moins que l’on pourrait penser au premier abord tant il est vrai, rappelle-t-elle, que cela existe ailleurs. La Constitution de l’Équateur reconnaît ainsi la qualité de sujet de droit à la nature, tandis qu’en Bolivie la loi du 21 décembre 2010 proclame les droits de la Terre-Mère en son article premier. Sans doute la culture et le rapport à la nature des peuples amérindiens pourraient apparaître éloignés de notre culture ; l’anthropologie l’a assez démontré. Pourtant, d’autres États ont reconnu des droits à des entités naturelles, à l’image de la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande ou des fleuves Gange et Yumana en Inde. Le cas du fleuve Whanganui est topique car c’est bien la rivière qui peut ester en justice comme personne légale. Cette évolution fait, certes, suite aux négociations avec les Maoris et la reconnaissance de leur culture et de leurs droits primitifs sur la terre néo-zélandaise.

Faut-il aller aussi loin ? Le concept « One Health » peut ici porter le souci écosophique de personnification de la nature destinée à opposer une force susceptible de contrecarrer l’impérium humain sur toute chose, philosophie dont « le contrat naturel » de Michel Serres est sans doute l’expression française la plus connue. Nous pourrions ainsi comprendre en ce sens le droit de l’animal, qui, peu à peu, semble nous amener à la reconnaissance de la personnalité, qui eu égard aussi de l’avancée des connaissances éthologiques paraît donner un sens logique à la reconnaissance future de la personnalité juridique de la nature. Il est en ce sens intéressant de voir l’évolution de la pensée du juriste François Ost. Opposé à cette idée au milieu des années 1990, celui-ci admet aujourd’hui qu’il est peut-être des pas symboliques à franchir. Nous rejoignons ici la fonction anthropologique du droit. Elle nous permettrait peut-être de renouer avec le long terme.

En France, depuis deux siècles, l’emprise du droit sur la liberté des propriétaires privés s’est progressivement accentuée et ceux-ci apparaissent désormais, tout comme la forêt publique, entourés de contraintes légales et réglementaires visant une gestion durable de leurs espaces forestiers formalisée dans un document cadre, à la fois vision stratégique à long terme et plan d’action à échéance de quinze à vingt ans que les propriétaires doivent appliquer, et qui répond aux objectifs de la politique forestière définis aux articles L. 121-1 et suivants du Code forestier. Au-delà, l’action française repose encore principalement sur une bipartition affirmée des régimes juridiques applicables aux espaces forestiers en regard de la nature publique ou privée des propriétaires. Si 75% des forêts appartiennent à des propriétaires privés, 25% appartiennent aux collectivités territoriales ou à l’État (en Allemagne, par exemple, la proportion est l’exact inverse). Ces dernières sont l’objet du « régime forestier », ensemble de règles juridiques de gestion particulières qui leur permettent de satisfaire « de manière spécifique à des besoins d’intérêt général » : accueil du public, conservation du milieu, biodiversité… (art. L.123-1 Code forestier), mises en œuvre elles aussi dans un document d’aménagement forestier. Ces forêts des personnes publiques, d’ailleurs, ont fait l’objet d’un débat juridique que la réémergence de l’idée de bien commun pourrait faire renaître. Au regard de leurs fonctions, de l’importance qu’elles prennent dans les défis de la sauvegarde de la planète au XXIe siècle, ne devraient-elles pas quitter le giron du domaine privé pour intégrer celui du domaine public ? S’il s’agit d’un domaine privé, il est cependant traité différemment puisqu’il faut une loi pour en décider l’aliénation… « On ne les range pas habituellement dans le domaine public ; C’est à tort », écrivait le grand juriste Léon Duguit en 1930. L’incongruité n’a cessé de croître malgré le refus du Conseil d’État de suivre cette voie dans le célèbre arrêt Abamonte. Il n’est pas trop tard pour changer de pied.

Parallèlement à ce mouvement de convergence de la législation forestière et aux refus apparents de considérer la forêt comme un bien commun, comme au niveau international, de multiples textes sont venus s’ajouter au Code forestier, en forêt publique comme en forêt privée, sans vision cohérente structurelle et parfois avec des passerelles juridiques imparfaites.

La politique de réduction du nombre des opérateurs publics a paradoxalement conduit à un éclatement de l’organisation forestière, ses diverses composantes étant fusionnées dans des organismes en charge de politiques connexes : l’Inventaire forestier national avec l’Institut géographique national (IGN), l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) et les espaces protégées au sein de l’Office français de la biodiversité (OFB), les Écoles supérieures forestières au sein du pôle AgroParistech, le département Santé des forêts au sein de la Direction générale de l’agriculture et de l’alimentation (DGAL), la recherche forestière à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), les services du ministère de l’Agriculture – outre la DGAL – au sein de la Direction générale de l’économie et des entreprises (DGE) et ceux du ministère de l’Environnement au sein de la Direction de l’eau et de la biodiversité (DEB) ou de la Direction générale de la prévention des risques majeurs (DGPR)… Si cette évolution doit favoriser les échanges interdisciplinaires, elle conduit d’abord à un éclatement et, dans un contexte de régulation comptable, à faire de la question forestière une variable d’ajustement budgétaire.

Dans ce contexte, la partition historique des établissements publics qui s’occupent de l’espace forestier public et privé – Centre national de la propriété forestière (CNPF) et Office national des forêts (ONF) – n’apparaîtrait-elle pas frappée de désuétude, en regard des enjeux globaux de la forêt – lorsque les données comptables et la vision de court terme devenue prioritaire ne rendent tout simplement pas la tâche impossible ? Si la forêt est un bien commun, c’est un établissement, une agence unique porteuse d’une véritable vision politique qui serait nécessaire. Le regroupement des compétences, non pas pour en diminuer les personnels, mais pour réinvestir leur indispensable présence de terrain et mieux en tirer parti, capitaliser sur leurs expériences respectives et leur hybridation, améliorer les connaissances et combiner les pratiques, bref miser sur l’intelligence collective pour repenser le long terme. Il faut ici réinventer une politique issue du début des années 1960 pour répondre aux enjeux contemporains.

Une régulation de l’empreinte environnementale et sociale par le marché est-elle possible ?

Avec la lame de fond du Covid-19, les atteintes à la nature remettent en cause les fondements mêmes de nos sociétés à l’échelle planétaire : crise sanitaire, mais aussi crise économique annoncée avec son cortège de dégâts sociaux, quête de sens pour l’humanité… La perte du vivant prend une valeur économique majeure, financière et réelle : valeur intrinsèque, valeur assurantielle (impact de la dégradation), valeur de remplacement des institutions malmenées… Dans ce premier traumatisme véritablement partagé à l’échelle planétaire auquel nous sommes confrontés, certains discernent aussi aujourd’hui un coup de semonce de Gaïa. Il s’agit plus banalement d’un scénario de rupture, tels que les projections liées aux impacts du changement climatique ou à l’effondrement de la biodiversité en inspirent, mais qui, hier encore, étaient jugés peu réalistes et exclus des modélisations – voire des exercices de crise les plus extrêmes. Soyons sans illusion, le Covid-19 n’est qu’une illustration, la preuve que les dégâts que nous infligeons à la nature emportent mécaniquement, statistiquement, des risques biotiques ou abiotiques majeurs. L’hypothèque que nous pensions léguer à nos petits-enfants va commencer à être réglée par notre génération.

Face aux limites des outils réglementaires et de la gouvernance internationale, conférer un statut juridique à la nature peut être en débat, optimiser l’organisation de nos institutions pour qu’elles soient réellement au service de la nature (et en l’occurrence de la forêt) est envisageable, mais lui donner une valeur ?

Le coronavirus au secours des espèces menacées d’extinction, les méga-feux réactivant la lutte contre la déforestation importée, déjà évoqués, l’essor de l’écocertification, le débat sur les paiements pour services environnementaux dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC), les réflexions sur la consommation d’eau exportée, les mécanismes de compensation carbone ou biodiversité, l’introduction dans la loi PACTE d’un statut d’entreprise de mission environnementale ou sociale, les travaux sur le « greenbudgeting », la responsabilité environnementale et sociale ont pu être assimilés à du « greenwashing » sans scrupule. Et, parfois, ils relevaient du même esprit cosmétique que le recyclage revendiqué de cartouches d’encre ou l’affichage de la neutralité carbone de sommets financiers. Les brillants communicants qui s’en félicitaient se souciaient alors peu des impacts réels et sans commune mesure des décisions d’investissement prises au titre du cœur de métier sur le gaspillage ou le changement climatique. Toutes ces initiatives expérimentent pourtant des outils de régulation des échanges et donc de structuration des marchés basés sur l’empreinte environnementale et sociale.

Le moment que nous vivons pourrait être à cet égard historique.

Dès janvier 2020, Larry Fink, le patron du fonds d’investissement BlackRock, écrivait une lettre-plaidoyer aux dirigeants des entreprises, notamment du CAC 40, dans lesquelles il investit l’argent de ses clients, pour annoncer une reconfiguration des critères : « Ultimately, purpose is the engine of long-term profitability », le facteur déterminant dans les perspectives à long terme des entreprises étant désormais le changement climatique. « Our projects in business decision-making aim to improve internal processes to incorporate hidden costs and benefits as they relate to environmental, social and governance (ESG) issues ». Le 26 mars dernier, le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) a proposé un plan Covid-19. Et Patrick Artus, chef économiste de Natixis, dans un Flash économie daté du 30 mars 2020, annonce « la fin du capitalisme néo-libéral ».

Dans un univers de rapport de force, c’est d’avantages concurrentiels qu’il est question. Le sujet est celui de la capacité à intégrer de façon effective les coûts sociaux et environnementaux de long terme dans le processus de décision et donc la formation des prix de marché, et ainsi d’en transformer le fonctionnement. La course à la milliseconde dans les transactions financières, fruit des errements de l’anthropocène, heurte le mur du temps de la nature que l’on voudrait modeler comme si nous y étions extérieurs. Les spécialistes de l’« asset management » et, plus généralement, de la sphère financière vont-ils vraiment investir le champ de la finance environnementale et sociale et y décliner leur ingénierie financière ? Les experts semblent d’autant plus motivés que les algorithmes financiers classiques ne permettent plus d’intégrer en gestion d’actifs traditionnelle le risque climatique, qui perturbe tout calcul de rentabilité et donc le fonctionnement des marchés. Relever ce défi leur permettrait aussi de réhabiliter leur image dans l’opinion publique et correspond à la quête de sens des jeunes générations au sein de laquelle ils vont devoir recruter leurs futurs collaborateurs.

Dans cette perspective, la stigmatisation du « capitalisme vert » comme un oxymore est-elle encore d’actualité ? Le marché – comme le progrès technologique – pourrait-il être un instrument, à la fois cause mais aussi remède à l’urgence écologique, sociale ?

Dans le cas des forêts, la Cour des comptes évaluait en 2015 à 910 millions d’euros les moyens annuels consacrés en France à la filière forêt-bois, en totalisant toutes les ressources budgétaires, fiscales ou parafiscales de toutes origines (État, collectivités territoriales, Union européenne, cotisations interprofessionnelles obligatoires). Avec un autre regard, celui des externalités environnementales et sociales (version technocratique des « hidden costs » de Larry Fink), le rapport coordonné en 2009 par Bernard Chevassus-au-Louis pour le Centre d’analyse stratégique évalue la valeur économique des forêts françaises à environ 1000 euros/ha, soit au moins cinq fois la valeur de la seule production de bois (services culturels et de loisirs, environnementaux, équilibres eau, sol, biodiversité, carbone, etc.). À l’échelle de la forêt française (15 millions d’ha), 15 milliards d’euros…

De quoi traiter les vraies questions : l’adaptation au changement climatique, la relocalisation d’une filière forêt-bois intégrée dans les territoires, une approche intégrée du devenir des quelque 100 000 hectares de terres délaissés chaque année par les agriculteurs dans les zones intermédiaires depuis dix ans – dynamique dont les projections prévoient la poursuite (valorisation sous forme d’évolution libre vers des espaces forestiers, de plantations forestières en agroforesterie, ou en cultures à vocation énergétique, etc.). De quoi conforter les institutions, renforcer la recherche, investir dans la prévention, la surveillance et la lutte contre les risques sanitaires et naturels, trouver au niveau local l’équilibre le plus satisfaisant pour vivre avec le risque sans prétendre à l’éradiquer, soutenir l’innovation, concevoir les outils permettant d’associer efficacement la société civile, développer des partenariats en coopération et développement sur tous ces sujets à bénéfices réciproques, valoriser les forêts des outre-mer comme laboratoire et vitrine de savoir-faire, etc. Sans parler de la reconquête de la souveraineté de la France (de l’Europe) en matière de protéines végétales, qui constituerait une vraie réponse à la déforestation importée.

Toutes ces questions sont politiques au sens noble du terme. Pour la forêt, l’heure est peut-être simplement à la mobilisation de l’intelligence collective pour tirer parti de ce foisonnement d’idées dans une rénovation du cadre mis en place en 1964 par Edgard Pisani.

Pour une pensée du long terme

Le Covid-19 nous aura rappelé que l’homme et la nature ont un destin commun ; le lien social l’est aussi avec le monde vivant.

Dans l’exposé des motifs de la présentation du Code forestier devant la Chambre des députés en 1827, le ministre de Martignac expliquait que la dégradation des forêts, « leur réduction au-dessous des besoins présents et à venir, est un de ces malheurs qu’il faut prévenir, une de ces fautes que rien ne saurait excuser, et qui ne se réparent que par des siècles de persévérance et de privation ».

Praticiens du temps long, pour peu que les contraintes comptables ne prévalent plus sur toute autre considération, les forestiers peuvent nous aider, au-delà des écosystèmes qu’ils ont en charge, à repenser non seulement la politique forestière mais, à travers elle, la société dans laquelle nous voulons investir.

Ne cédons pas à la tentation d’opposer la « sortie de crise » aux engagements environnementaux qui resteraient secondaires. Cette crise sanitaire fait appel à la science écologique au sens étymologique du terme : une étude scientifique (logos) des relations entre les êtres vivants et le milieu naturel où ils vivent. Écologique, au sens de comprendre et prendre soin de la maison (oikos) commune.

Tous les « aménagements (forestiers) » qui assurent la continuité entre les générations amenées à prendre soin des forêts sont de la même famille linguistique que « ménage », « maison », « manoir », tous dérivés du verbe latin manere signifiant « demeurer », « rester », « habiter »…

Bernard de Clairvaux ne disait pas autre chose au XIIe siècle : « Tu trouveras dans les forêts plus que dans les livres. Arbres et rochers t’enseigneront ce qu’aucun maître ne te dira. »

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