Société du lien, société de demain

Alors que la crise sanitaire a mis en lumière les métiers du lien – ces travailleuses et travailleurs des secteurs social, médico-social et sanitaire – qui ont été en première ligne, soulignant le caractère essentiel du care (prendre soin) dans notre société, Jean-Luc Gleyze1Jean-Luc Gleyze est président du département de la Gironde, vice-président du Haut Conseil du travail social (HCTS) et président de Solutions solidaires., Loan Diaz2Loan Diaz est collaborateur de Jean-Luc Gleyze, président du département de la Gironde., Romain Dostes3Romain Dostes est vice-président à la politique des aînés et au lien intergénérationnel du Conseil départemental de Gironde., Giorgia Sebregondi4Giorgia Sebregondi est directrice de la communication, du mécénat, de l’innovation et de la prospective de la Fondation Cognacq-Jay. et Robin Troutot5Robin Troutot est consultant spécialiste des questions sociales. nous invitent, dans cette note en partenariat avec Solutions solidaires, à réfléchir à un nouveau contrat social qui fonderait une société du lien. Face à la multiplicité des transitions, ces professions principalement féminines occuperont une place encore plus déterminantes et devraient être enfin reconnues à leur juste valeur.

Depuis des années, la situation des métiers du lien interroge l’attention et le soutien que la société apporte aux femmes et aux hommes qui prennent soin des personnes en situation de vulnérabilité dans notre société.

Le quotidien des travailleuses et travailleurs des secteurs social, médico-social et sanitaire, que nous regroupons ici sous le vocable des « métiers du lien », est fait d’injonctions contradictoires : comment faire décemment son métier quand le temps et les moyens manquent ? Comment prendre soin dans la dignité alors que les besoins submergent des professionnels en sous-effectifs ? Comment vivre de son travail alors que les contraintes et l’inflation grèvent des salaires déjà trop peu élevés ? Ces travailleuses et travailleurs du lien se sentent donc légitimement pris dans une spirale infernale où la responsabilité d’être les premiers maillons de la cohésion sociale se heurte à des logiques néolibérales qui défont les principaux liens de notre société.

Cumul des pénibilités, glissements de tâches, report de charges, précarisation, dumping social, souffrance éthique, etc. : ces multiples tensions usent les corps et les esprits. Ces professionnels désespèrent aujourd’hui de voir les atermoiements politiques et un manque d’ambition d’autant plus préoccupant face aux grandes transitions de notre société qui imposent pourtant de redoubler d’effort, d’inventivité et de solidarité. Les transitions démographique, numérique et écologique nous appellent à réfléchir à un nouveau contrat social au sein duquel les métiers du lien occuperaient une place centrale. S’ils ne sont pas reconnus à leur juste valeur, dans les faits, ces métiers ont d’ores et déjà un rôle fondamental dans notre société, chiffres à l’appui.

La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) recensait en 2022 environ 250 000 professionnels socio-éducatifs (éducatrices/éducateurs spécialisés, monitrices/moniteurs éducateurs, éducatrices/éducateurs de jeunes enfants, cadres de l’intervention socio-éducative…), 90 000 autres professionnels de l’action sociale (assistants de services sociaux, conseillers d’économie et techniciens d’intervention sociale et familiale), près de 60 000 aides médico-psychologiques exerçant en structure d’hébergement, 37 000 assistants familiaux accueillant des enfants au titre de l’aide sociale à l’enfance.

En 2021, l’Éducation nationale recensait 115 000 accompagnateurs d’élèves en situation de handicap, quand les branches de l’animation Éclat et Alisfa regroupent quant à elles 250 000 salariés.. La filière animation de la fonction publique territoriale, en décembre 2020, dénombrait de son côté 133 000 agents. En 2018, une autre enquête de la Drees estimait ainsi à 1,3 million le nombre de travailleurs sociaux en France métropolitaine.

En ce qui concerne plus particulièrement les champs sanitaire et médico-social, le ministère des Solidarités et de la Santé dénombrait en 2022 environ 400 000 aides-soignantes (225 000 en établissement de santé, 155 000 en Ehpad et 23 000 dans les SSIAD). La même année, l’État recensait plus de 570 000 aides à domicile et environ 637 000 infirmières.

Enfin, l’Observatoire international des prisons (OIP) recensait en 2018 près de 3000 conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation. Autant de professions et de réalités différentes qui, pour autant, constituent collectivement la force de notre société.

Il convient de préciser à ce stade que l’expression « métiers du lien » est un parti pris délibéré : le cloisonnement de la réflexion entre les secteurs social, sanitaire et médico-social nous semble négatif et délétère. Même si l’ensemble des métiers précités ont des spécificités selon leurs modalités d’exercice et les publics auxquels ils s’adressent, une vision d’ensemble de l’évolution des activités est indispensable pour faire rayonner leur contribution à la préservation du contrat social. Ces métiers sont en effet le socle sur lequel s’est reposée notre société durant la crise sanitaire, aux côtés des autres métiers de la première et de la seconde ligne. Aujourd’hui, face aux défis d’une société précarisée, confrontée à des inégalités territoriales croissantes et soumise aux nouvelles réalités écologiques, ils sont plus que jamais les garants et les pionniers de notre qualité de vie à venir.

Cette note a vocation à affirmer haut et fort que l’avenir des secteurs social, médico-social et sanitaire ne peut plus reposer sur l’exploitation du savoir-faire et de la bonne volonté de travailleuses et travailleurs en situation de souffrances professionnelles et personnelles.

Afin de construire une véritable société du lien6Guillaumes Desnoës, Thibault de Saint-Blancard, Clément Saint-Olive, La Société du lien, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2021., il nous faut soutenir ce qui fait la raison d’être de ces métiers mais aussi et surtout leur condition d’exercice : l’attention et le prendre soin.

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Le statu quo et ses dangers

Qu’adviendra-t-il si nous ne faisons rien ? Que deviendront ces métiers si nous cédons à la facilité et au statu quo ? Face aux grands enjeux que nous citons en introduction, les conséquences du laisser-faire seront délétères.

Vieillissement : faire face à la vague qui vient

Ces conséquences seront d’autant plus inacceptables aux yeux de la société alors qu’elles auraient pu être évitées si nous avions pris des mesures d’anticipation face à ce qu’annonce notre démographie depuis des années. À lui seul, le vieillissement de la population – avec l’arrivée de la génération des babyboomers aux âges où le risque de la dépendance s’accroît – va entraîner une révolution des services de soins et des services à la personne, à domicile comme dans les établissements médico-sociaux. À partir de 2050, le nombre des « 85 ans et plus » va atteindre 4,8 millions de personnes, contre un peu plus de 2 millions aujourd’hui. En parallèle, les « 75-84 ans », dont les situations de fragilité varient, vont voir leur nombre augmenter de 2020 à 2030, passant de 4 à 6 millions de personnes.

Des questions simples se posent à nous : notre pays sera-t-il prêt à assumer un vieillissement de sa population comme il n’en a jamais connu ? Les structures médico-sociales seront-elles adaptées aux besoins et aux envies de ces nombreux seniors à venir ? Comment garantirons-nous leur autonomie afin qu’ils restent à leur domicile s’ils le souhaitent ? Toutes les études montrent ces dernières années que 80 à 90% des Français souhaitent vieillir le plus longtemps possible à domicile. Devra-t-on laisser nos aînés sans solution ?

« Le XXIe siècle sera le siècle de la grande solitude », cette phrase quelque peu prophétique du cinéaste Werner Herzog a trouvé un écho effrayant lorsque les Petits Frères des pauvres ont rendu publique leur étude sur la solitude. Selon cette dernière, 530 000 personnes âgées étaient en 2021 en situation de « mort sociale » dans notre pays, un chiffre qui a bondi de 77% par rapport à leur dernière mesure quatre ans plus tôt. Laisserons-nous la solitude ronger notre société ?

L’attention portée à la jeunesse

Les difficultés à répondre aux besoins des personnes âgées se retrouvent aussi chez les enfants et les jeunes. La situation est particulièrement criante dans le secteur de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans lequel les travailleuses et travailleurs du lien sont en première ligne, parfois même au-delà de leur champ d’action formel, afin de pallier les défaillances de l’État.

Aujourd’hui, entre 20% et 40% des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance sont en situation de handicap, là où ils représentent de 2% à 4% dans le reste de la population. Des enfants pour lesquels l’ASE représente un recours par défaut alors qu’une partie d’entre eux devrait être accueillie dans des établissements ou services spécialisés, capables de prendre en charge leurs besoins spécifiques. Ces défauts de prise en charge provoquent des situations humaines insupportables : elles aggravent les difficultés et la souffrance des enfants et redoublent la souffrance de celles et ceux qui tentent de compenser les manques institutionnels. Le manque de professionnels en pédopsychiatrie, privant les jeunes d’une prise en charge essentielle, n’est que l’exemple le plus édifiant du report de charge violent qui s’abat sur les travailleuses et travailleurs du secteur social.

D’autres secteurs en rapport avec l’enfance et les jeunesses connaissent, à des degrés divers, des tensions sur le recrutement. La Protection maternelle et infantile (PMI) en est un parfait exemple. Quelques mois après la publication de l’ouvrage Les Fossoyeurs7Victor Castanet, Les Fossoyeurs, Paris, Fayard, 2022. sur les Ehpad, le décès d’une petite fille de onze mois dans une crèche privée à Lyon et la mise en examen d’une professionnelle de cette crèche pour homicide volontaire a entraîné une polémique et une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Celle-ci a alerté sur la dégradation de la qualité d’accueil et son lien avec « un épuisement des professionnels, qui ne parviennent plus à accueillir les enfants dans les conditions requises », conséquence de « la pénurie de professionnels qui touche le secteur [et] constitue un facteur aggravant autant qu’un symptôme ».

Enfin, en 2023, plus de 35 000 jeunes majeurs bénéficient d’une mesure de la protection de l’enfance. Leur nombre a augmenté de 9% entre 2018 et 2019 et de… 30% entre 2019 et 2020 ! Pour assurer l’effectivité de leurs droits fondamentaux et leur apporter la stabilité nécessaire, la présence continue des travailleuses et travailleurs du lien tout au long de leur parcours est essentielle. Or, ces « jeunes majeurs », comme les professionnels, dénoncent les difficultés d’accès aux études supérieures, au logement autonome, mais aussi aux soins. Voulons-nous vraiment d’une société qui néglige ses nouvelles générations et ceux qui en prennent soin ?

Réinsérer dans la dignité

C’est une facette moins connue et pourtant tout aussi essentielle des métiers du lien et de notre contrat social. Notre pays compte 103 services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), dans l’ensemble des départements, composés de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, de personnels de surveillance, de psychologues et d’assistants de service social.

Leurs missions sont d’opérer un accompagnement socio-éducatif et un suivi des obligations de l’ensemble des 250 000 personnes placées sous main de justice, 173 000 en milieu ouvert et 77 0000 en milieu fermé (la prison). Concrètement, ils contribuent au maintien des liens familiaux ou aident à la préparation de la sortie de prison. En milieu ouvert, ils sont chargés notamment de veiller à la bonne mise en œuvre des mesures de contrôle judiciaire. 

Ces services font face à la même pression et aux mêmes problématiques que les autres métiers du lien. En réalité, la majorité des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) prenait en charge en 2018 entre 100 et 120 personnes, un chiffre énorme qui en dit long sur leurs capacités réelles, malgré eux, de suivi individuel des réinsertions ! Les recommandations du Conseil de l’Europe comme celles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) indiquent pourtant que les CPIP devraient suivre au maximum 40 à 50 personnes. Le manque de moyens humains et financiers se traduit par des charges et des conditions de travail dégradées et un épuisement des professionnels. Malgré des effectifs en hausse depuis trois ans, les budgets des SPIP semblent largement insuffisants pour faire face au développement et à l’importance de leurs missions et mettent en danger la réussite de la politique de réinsertion en France.

Un miroir des inégalités de genre

Les métiers du lien sont le reflet des inégalités de genre de notre société, et pour cause : ils souffrent depuis plusieurs années d’une paupérisation et d’une précarisation qui n’est pas sans rapport avec leur féminisation.

La Drees souligne que les femmes restent largement majoritaires dans les métiers du lien, entre 80% et 97%. En 2021, elles représentaient par exemple 87% (en hausse de trois points en dix ans) des personnes scolarisées dans les Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi), 91% des aides-soignantes et 96% des aides à domicile.

Le métier d’éducateur spécialisé est un autre exemple intéressant. Historiquement largement masculin, ce métier s’est fortement féminisé : selon la Drees, 77% des étudiants en première année sont des femmes et ces dernières représentent désormais près de 65% des « éduc’ spé’ » en exercice. Or, s’il y a quarante ans, on pouvait débuter sa carrière en tant qu’homme à l’équivalent de deux Smic, une éducatrice spécialisée va aujourd’hui débuter sa carrière à seulement 1,2 Smic.

Au-delà des statistiques, les inégalités de genre peuvent être perceptibles dans les pratiques professionnelles quotidiennes. Si plus de 80 à 90% des professionnels sont des femmes, le système des blouses ne prend pas en compte des adaptations pour les périodes de grossesse. De même, la gestion des mois de grossesses dans ces métiers impliquant souvent des ports de charges (aides-soignantes notamment) prend difficilement en compte ces réalités. Elle se traduit fréquemment par des arrêts de travail dès le troisième mois faute d’alternative sur des postes à moindre pénibilité, quand bien même cela est le souhait de la professionnelle concernée.

Autre illustration, le manque criant de recherche sur le travail de nuit, qui n’est pas sans lien avec le fait qu’il concerne surtout des femmes. Pourtant, les quelques enquêtes qui existent sur ces horaires décalés – lors desquels les cantines ne sont pas ouvertes – avancent des perturbations sur le rythme circadien, associé à un débalancement des hormones de faim et de satiété, ce qui pourrait encourager la prise alimentaire et l’apparition de maladies chroniques (syndrome métabolique, diabète de type 2, maladie cardiovasculaire, hypertension, obésité, etc.). Ces deux points ne sont pas des détails. Ils révèlent au contraire un impensé qui est lui-même le reflet d’un système patriarcal se souciant peu de la santé des femmes et du sort des travailleurs et travailleuses les plus défavorisés.

Comme le souligne régulièrement Vincent Jarousseau dans ces interviews autour de son ouvrage Les femmes du lien8Vincent Jarousseau, Les femmes du lien, Paris, Les Arènes, 2022., ces femmes sont davantage issues de l’immigration au sein des grandes métropoles, et donc doublement invisibilisées. Habitant loin des centres, elles subissent des temps de trajet dantesques, à l’image des transports de Paris à sa banlieue, générant de nombreux risques et facteurs de pénibilité. En ruralité et dans des territoires plus enclavés, appelés parfois la France périphérique, les diplômés sont partis et les habitants qui restent se portent vers les offres de travail à leur disposition. Si les hommes se tournent majoritairement vers les métiers de la route ou du BTP, les femmes exercent dans les métiers du lien. Ces « filles du coin », au sens de l’expression de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy9Yaëlle Amsellem Mainguy, Les filles du coin : vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021., cumulent souvent ces emplois avec une situation d’aidance et s’investissent aussi fortement dans le tissu associatif local. Le schéma patriarcal traditionnel, entérinant une répartition du travail domestique pour les femmes, alors qu’elle est tournée vers l’extérieur et des activités productives ou extractives pour les hommes, est ici partiellement battu en brèche : les activités réalisées par ces « filles du coin » sont effectivement d’ordre domestique, au sens de la prise en soin des personnes et des espaces, mais elles sont aussi tournées vers un extérieur désertifié, qui sans elles perdrait toute possibilité de cohésion sociale, voire de capacité de fonctionnement (l’exemple le plus parlant étant l’articulation avec l’école et les activités extrascolaires).

La bataille à mener est donc autant salariale que culturelle. Il s’agit aussi de lutter contre le phénomène de « naturalisation » qui sous-tend la vision patriarcale de ces métiers et qui disqualifie surtout leurs compétences techniques au prétexte qu’elles seraient « innées ». En 1982, Carol Gilligan établissait déjà que « le care s’articule à l’image de la supposée nature soignante des femmes », poussée par la symbolique de la maternité : « par nature, les femmes prendraient soin10Carol Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? [1982], trad. Annick Kwiatek revue par Vanessa Nurock, introduction de Sandra Laugier et Patricia Paperman, précédé d’un entretien avec Fabienne Brugère, Paris, Flammarion, 2019. ». Notre responsabilité collective est de construire des environnements professionnels délestés de l’héritage de formes de domination patriarcale et qui permettent d’identifier les relations fréquemment invisibilisées socialement, mal ou non rémunérées, pour y mettre fin.

Des métiers qui ne fidélisent plus dans des secteurs sinistrés

Une enquête de la Drees auprès des écoles de formation aux professions de santé publiée le 11 mai 2023 montre que le nombre d’étudiants infirmiers qui ont abandonné dès la première année a été multiplié par trois en dix ans (2011-2021)11Marion Simon, Les étudiantes en formation d’infirmière sont trois fois plus nombreuses à abandonner en première année en 2021 qu’en 2011, Drees, mai 2023..

Ce phénomène illustre ce qu’il se passe par ailleurs dans le secteur médico-social. En 2022, près de 30% des candidats sur Parcoursup ont formulé des vœux pour réaliser des études dans le secteur, alors qu’ils sont seulement 10% à finalement l’intégrer. Dans une grande enquête menée par Nexem et la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaires (FEHAP), 71% des établissements interrogés déclarent rencontrer des difficultés de recrutement.

Ces difficultés s’expliquent non seulement par un manque de fidélisation et d’attractivité, mais aussi par la fuite des professionnels qui y évoluaient jusqu’alors. La FEHAP a estimé fin 2022 qu’entre juin et septembre 2021, 36 000 professionnels ont quitté le secteur médico-social.

Le constat est donc sans appel : en juin, une récente enquête Finances RH de la Fnadepa parmi ces adhérents montre que 82,6% des établissements et services interrogés manquent de personnel, ce qui représente près de 4 équivalents temps plein (ETP) par structure. Pis, 28% ont été contraints de fermer des lits ou de refuser des accompagnements à domicile, faute de personnel.

Au regard du vieillissement des soignants eux-mêmes, le phénomène des départs massifs va s’accentuer. La FEHAP estime à 150 000 le nombre de départs à la retraite potentiels d’ici à 2025 au sein des 35 000 établissements du secteur sanitaire, social et médico-social privé à but non lucratif. Cette vague va inévitablement se produire dans les années à venir, au moment où les besoins seront les plus criants. D’ici 2030, pas moins de 245 000 emplois devraient être à pourvoir, dont 166 000 d’aides-soignants, selon la Drees.

Pourtant, l’envie est toujours là. Pour prendre le seul exemple de la santé, depuis leur accès par la plateforme Parcoursup en 2019, la médecine et les soins infirmiers sont les premières formations demandées par plus de 100 000 jeunes12Stéphane Le Bouler, avec la collaboration d’Emmanuel Touzé et Florence Girard, « Parcoursup IFSI : pour rétablir quelques vérités », Laboratoire d’idées Santé Autonomie, 1er septembre 2022..

Ne nous y trompons pas : ces chiffres montrent moins une crise des motivations qu’une crise institutionnelle faute de conditions de travail décentes.

Placer les métiers du lien au cœur de notre modèle de société

« La notion de lien social est aujourd’hui inséparable de la conscience que les sociétés ont d’elles-mêmes et son usage courant peut être considéré comme l’expression d’une interrogation sur ce qui peut faire société dans un monde où la progression de l’individualisme apparaît comme inéluctable », note Serge Paugam13Serge Paugam, Le lien social, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2022..

Laisser libre cours aux logiques néolibérales et renoncer à agir mettrait en péril notre cohésion sociale. Nous répondons donc par un projet : celui de la société du lien. Ce projet se décline en deux axes : la reconnaissance et la mobilisation de la société d’une part, et l’attractivité et la formation d’autre part.

La concentration de l’analyse au travers de ces deux leviers est le deuxième choix délibéré de la présente note afin de se concentrer sur deux axes de progrès pour les travailleuses et travailleurs du lien. Ils ne visent bien sûr pas l’exhaustivité et sont complémentaires d’une grande réforme abordant aussi, par exemple, la gouvernance, la relation aux autorités de tutelle, la réforme des outils Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CEPOM) et des conventions collectives régissant ces métiers. L’atteinte des objectifs cités par la présente note serait aussi grandement facilitée par l’instauration d’une loi de programmation pluriannuelle des moyens alloués au champ social et au secteur médico-social. Ces priorités et moyens seraient régulièrement débattus et votés par la représentation nationale.

Face à un problème collectif, systémique, nous ne pouvons en rester à des réponses individuelles qui, de plus, font peser toute la responsabilité sur les individus parfois jusqu’à l’écrasement. La société du lien interpelle chacune et chacun à son échelle : travailleurs du lien, personnes accompagnées, aidants, associations, élus, citoyens, etc. afin de mettre en commun nos pouvoirs d’agir.

La reconnaissance et la mobilisation de la société

Si la revalorisation générale des salaires est un préalable qui fait consensus, la reconnaissance des métiers du lien et la mobilisation de la société autour d’eux passeront nécessairement par un travail autour des représentations et de la place que l’on accorde aux vulnérabilités dans notre société.

Et ce d’autant plus que ces métiers sont parfaitement en ligne avec les attentes des professionnels d’aujourd’hui et de demain : parce qu’ils sont porteurs de sens et qu’ils sont au contact des publics et des retours d’expérience directs et permanents sur l’impact produit. Une grande campagne de communication et de mobilisation nationale permettrait de mettre cela en avant et d’aborder des sujets fondamentaux pour notre avenir.

D’abord, il faudrait souligner la communauté de destin qui relie les professionnels des secteurs social, médico-social et sanitaire, autour du prendre soin et des liens humains au centre de leur activité. En mettant en lumière, aussi, les notions de parcours pour casser enfin le non-sens des différentes interventions en silo.

Il est ensuite nécessaire de se défaire de la vision culpabilisante et moralisatrice à l’endroit des personnes accompagnées qui est encore trop souvent présente sur les réseaux sociaux et dans certains discours. Cette vision se traduit aussi par un mépris plus ou moins assumé envers les travailleuses et les travailleurs au contact de ces personnes, ce qui est inacceptable. La dénomination des « métiers du lien » permet donc de questionner les formes de coopération à tisser entre ces professions et de mettre en valeur ce qui fait le cœur et la beauté de ces métiers.

Au-delà de la sémantique, communiquer sur les métiers du lien doit nécessairement impliquer l’organisation d’une large campagne de mobilisation nationale opérée par l’État, les collectivités territoriales, les associations comme les entreprises. Les professionnels du secteur appellent depuis longtemps à réaliser une campagne de même dimension que celle qui a été faite aux bénéfices des armées françaises et que l’on voit dans les villes, les villages et à la télévision. C’est un investissement conséquent mais à la hauteur de leur utilité sociale et nationale !

Cette grande campagne de mobilisation permettrait de travailler également sur les représentations de ces métiers en milieu scolaire, notamment au lycée où « on présente encore le social comme une réparation14Témoignage d’un professionnel lors d’une journée des entretiens du Livre blanc du Haut Conseil du travail social. ». Plus encore, la bataille culturelle contre la naturalisation de ces métiers et l’image négative qu’ils peuvent parfois véhiculer est à mener dès l’école primaire. On ne doit pas non plus craindre de ne pas pouvoir vivre dignement de son travail tout au long de sa vie lorsque l’on fait ce choix. On doit pouvoir rêver et éprouver de la fierté à l’idée de faire carrière au sein des secteurs social, médico-social et sanitaire, que l’on soit fille ou garçon.

Enfin, une telle campagne de mobilisation permettrait de reconnaître les apports économiques et en termes de finances publiques de ces métiers. On ne peut plus ignorer leur rôle central pour faire face à la saturation du milieu hospitalier : plus de care (soin) permet de faire baisser la pression sur le cure (curatif) et de faire des économies considérable en santé15Il est impératif de remettre en question le dogme des « 5% des dépenses de santé consacrées à la prévention » alors même que l’on sait bien le coût de la thérapie est trois fois supérieur à celui de la prévention (selon l’étude menée par Stephen Martin, James Lomas et Karl Claxton : « Is an ounce of prevention worth a pound of cure? A cross-sectional study of the impact of English public health grant on mortality and morbidity », British Medical Journal Open, 10 octobre 2020.. Faire davantage de prévention implique de revaloriser les métiers qui l’assurent. Par ailleurs, dans une société où la durée de vie s’allonge, la post-hospitalisation prend une importance grandissante. Or, celle-ci ne se fait qu’avec du soin (maladie chronique, hospitalisation à domicile, etc.).

Si l’on veut enfin asseoir de telles décisions d’ampleur sur une légitimité démocratique forte en cours d’un mandat politique, l’outil convention citoyenne semble tout désigné pour travailler collectivement des voies de transformation des métiers du lien. A minima, il serait nécessaire de convoquer des états généraux sur le sujet impliquant les professionnels, les personnes accompagnées et l’ensemble des parties prenantes institutionnelles et associatives.

L’attractivité et la formation

Les deux tiers des travailleuses et travailleurs du lien déclarent être fiers de leur activité professionnelle. Pourtant, moins de la moitié recommanderait leur métier ! En cause, un travail toujours plus pressé, précaire et empêché, conjugué à l’articulation difficile avec la vie familiale (horaires décalés, travail le week-end et/ou les jours fériés) : 43% déclarent travailler entre 18 heures et minuit, notamment dans le secteur du soin16Aide-soignant, infirmier, éducateur spécialisé, accompagnant éducatif et social..

Par ailleurs, la crise sanitaire a été un véritable accélérateur de dynamiques observées depuis plusieurs années dans des métiers qui ne peuvent s’exercer tout au long de la vie professionnelle dans les mêmes conditions. En 2019, 37% des salariés déclaraient ne pas être capables de continuer le même travail jusqu’à la retraite (accessible alors à soixante-deux ans), soit un peu moins de neuf millions de personnes17Mikael Beatriz, « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses, n° 17, mars 2023.. Aujourd’hui, les conventions collectives des métiers du lien, contrairement à ce qui a pu être fait dans d’autres secteurs comme celui de la métallurgie, ne prévoient aucune solution de reconversion pour des postes à forte pénibilité et qui ne sont pas compatibles avec une durée de travail prolongée. Les quelques avancées ou accords existants sont négociés au sein des différentes organisations, sans cadre protecteur général pour les salariés.

Quant aux départs à la retraite, de plus en plus nombreux, ils appellent à penser sérieusement la formation d’une nouvelle génération de travailleurs et travailleuses du lien1842% des travailleurs sociaux sont âgés de 50 ans ou plus, contre 30% des autres salariés. Les métiers d’assistants maternels, de gardes à domicile, ou d’assistants familiaux et ceux d’intervenants à domicile présentent les plus fortes proportions de salariés âgés de 50 ans ou plus (respectivement 47% et 49%). Voir Les travailleurs sociaux : des professions féminisées, plus âgées, et exerçant souvent à temps partiel, Drees, 15 février 2022..

Les métiers ont changé, les travailleuses et travailleurs aussi, la formation doit donc suivre pour susciter l’intérêt et rester cohérente avec les réalités d’un terrain où les besoins se multiplient et s’intensifient ! À côté du vieillissement de la population, ces métiers font face à d’autres grands enjeux : la prise en charge des mineurs isolés, la lutte contre la pauvreté et la précarité, la prise en charge de maladies chroniques, la gestion du sans-abrisme et l’accompagnement des publics en situation de grande vulnérabilité (due à un état psychologique, à l’addiction…).

Attractivité et formation vont donc de pair car il faut à la fois attirer des étudiantes et étudiants et offrir les voies et moyens de poursuivre un cursus de formation continue ou de reconversion, selon différentes modalités (VAE, apprentissage, alternance, formation initiale…).

L’attractivité

Un secteur avec encore des niveaux infra-Smic

Aujourd’hui, toutes les aides-soignantes en début de carrière sont payées moins que le Smic si on se conforme à la convention collective. Le rattrapage du point d’indice opéré récemment n’a pas permis de rattraper l’évolution du Smic, elle-même en retrait de celle de l’inflation. Il est donc nécessaire que les employeurs versent une prime spécifique pour compenser ce différentiel et retrouver un niveau de rémunération égal ou légèrement supérieur au Smic. Sont également concernés les brancardiers, les AESH, les agents techniques… Outre le fait que cette situation place les salariés à la merci d’une décision interne à chaque entreprise, hors cadre légal obligatoire, elle se révèle aussi fortement humiliante pour des personnes dont le travail est si peu reconnu qu’il doit faire l’objet d’une prime discrétionnaire pour atteindre le simple seuil du Smic.

La première et principale brique concernant l’attractivité des métiers est donc une revalorisation salariale massive19Voir François Ruffin et Bruno Bonnel, Rapport d’information sur les métiers du lien, Assemblée nationale, juin 2020. :

  • en relevant les minima sociaux au-dessus du Smic et en maintenant l’équilibre des classifications (écarts hiérarchiques, évolutions…) ;
  • en travaillant branche par branche à une évaluation des emplois à prédominance féminine pour garantir une véritable égalité salariale. À ce titre et pour lutter contre la naturalisation de ces métiers, les branches peuvent s’appuyer sur le travail de la Défenseure des droits relatif aux critères de classification des postes : polyvalence des tâches, technicité du relationnel, reconnaissance de la pénibilité (physique et psychique) et responsabilité vis-à-vis d’un tiers ;
  • en garantissant a minima l’augmentation salariale de 183 euros annoncée par le gouvernement en février 2022 à l’ensemble des salariés et des agents publics des établissements et services sociaux et médico-sociaux (y compris ceux hors conventions collectives et au sein des fonctions supports).
Offrir des perspectives de carrière

La possibilité d’évoluer dans ses fonctions et ses responsabilités est aussi un puissant levier d’attractivité. Au-delà des niveaux de salaire, la réflexion doit porter sur la progression et les carrières des professionnels du soin.

Car lorsque le corps ne suit plus et que le poids de l’âge se fait ressentir sur le quotidien professionnel, en particulier en Ehpad ou à domicile, la société devrait être en capacité de pouvoir accompagner tous les professionnels qui le demandent dans une évolution des tâches et des responsabilités. Ce n’est pas parce que le corps s’abîme que l’on doit perdre toute utilité sociale. Cette évolution devrait conduire les professionnels vers des postes moins physiques mais tout aussi utiles pour la collectivité, pour le reste de leur carrière professionnelle et jusqu’à la retraite.

La reconnaissance et la valorisation des compétences métiers, acquises tout au long d’une carrière, doivent enfin permettre aux intervenants sociaux de progresser en termes de carrière et de rémunération.

Lutter contre la sinistralité et faciliter le quotidien

Dans son rapport sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale20Cour des comptes, Rapport d’application des lois de financement de la Sécurité sociale 2022, octobre 2022., la Cour des comptes a souligné en octobre 2022 la (trop) forte sinistralité au sein du secteur médico-social en général, et des établissements et services pour personnes âgées et handicapées en particulier.

En 2019, selon les données de l’Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale (Anap) qui les collecte auprès de l’ensemble des employeurs du secteur médico-social, les arrêts de travail et maladies professionnelles (AT-MP) ont conduit à plus de 2,2 millions de journées d’absence dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS) privés et à 1,2 million dans les ESMS publics. Secteurs privé et public confondus, la hausse est globalement de 41% depuis 2016 !

Pire encore, comme le montre le tableau ci-dessous, la sinistralité dans les ESMS entraîne une plus forte fréquence des arrêts de travail qu’au sein du secteur du bâtiment et travaux publics.

En 2019, les risques professionnels expliquent 19% des journées d’absence dans les ESMS pour personnes âgées et 11% dans le secteur des enfants et adultes handicapés. Si l’on y ajoute les arrêts pour maladie, l’Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale (Anap) estime globalement à 10,8% l’absentéisme total dans les ESMS. Ce taux signifie que, pour chaque ETP, une journée d’absence est constatée… tous les dix jours.

Si 84% des travailleuses et travailleurs du lien déclarent une souffrance sur le plan physique, une étude de l’Ires21Louisa Chassoulier, François-Xavier Devetter, Séverine Lemière, Muriel Pucci, Rachel Silvera et al., « Investir dans le secteur du soin et de lien aux autres : un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes », Mage, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé)-UMR 8019, février 2023. alerte sur son versant psychologique : 97% des professionnels déclarent que leur métier est dur sur le plan émotionnel ; plus d’un sur deux se sent isolé au travail ; et 89% disent cacher leurs émotions au travail. Ces chiffres soulignent la nécessité de consacrer du temps au partage d’expérience entre collègues, de favoriser le compagnonnage (ou tutorat) dès la formation et pour les nouveaux arrivants, d’ouvrir des tiers-lieux dédiés pour faciliter la rencontre à la pause déjeuner ou dans les heures creuses, notamment pour les intervenants à domicile souvent en itinérance. En complément, il est nécessaire de mettre des psychologues à disposition des travailleuses et travailleurs du lien, voire de prendre en charge les consultations.

Faute de quoi, on comprend que les conditions d’exercice continuent de se dégrader, mettant en péril le fonctionnement des structures, la qualité et la continuité de l’accompagnement et la relation avec les familles.

Imposer des taux d’encadrement

La Cour des comptes – toujours attentive aux deniers publics – recommande pourtant d’imposer des taux d’encadrement dans les établissements médico-sociaux. Dans son dernier rapport sur les métiers de la cohésion sociale, le CESE établit une recommandation similaire en prenant l’exemple des taux d’encadrement qui existent pour les établissements et les services d’accueil du jeune enfant, d’accueil collectif des mineurs ou pour les établissements de l’aide sociale à l’enfance.

Ces taux seraient déterminés au niveau national avec une marge d’adaptation au niveau local et définis avec les professionnels des établissements médico-sociaux pour s’adapter à leurs réalités quotidiennes d’exercice.

Lutter contre les glissements de tâches

Agir sur les taux d’encadrement doit aller de pair avec une action résolue contre les glissements de tâches. L’ouvrage du journaliste Victor Castanet met en lumière le rôle des « faisant fonction » dans les Ehpad, des salariés exerçant des responsabilités sans formation ni diplôme normalement requis, face aux pénuries de personnels. Il est nécessaire de réglementer et de prévoir explicitement par la loi les glissements de tâches proscrits. Quant à ceux autorisés, ils doivent être pris en compte dans la rémunération et partie prenante de la reconnaissance accordée aux travailleuses et travailleurs du lien.

Retrouver la maîtrise du temps

Faciliter le quotidien des professionnels revient également à leur donner davantage de pouvoir d’agir, c’est-à-dire du temps nécessaire pour agir.

En premier lieu, il s’agit de réduire les temps administratifs des travailleurs sociaux en améliorant par exemple la communication numérique entre départements et organismes de Sécurité sociale afin d’éviter les multiples saisies. Il faudrait aussi proposer un reporting unique simple pour l’ensemble des départements, répartir de manière plus efficiente les missions entre agents administratifs et travailleurs du lien et donner, enfin, davantage d’autonomie et de capacités de décision.

Il est également possible de redonner du pouvoir d’agir aux professionnels en reconsidérant ce qui relève du temps de travail. Cela doit aller de pair avec la consécration de la primauté de la relation aux personnes accompagnées, parce que ce savoir-être fait partie de leur savoir-faire. L’organisation du travail doit permettre une maîtrise des temps professionnels : les temps de préparation, de coordination, d’évaluation et les temps d’analyse des pratiques et de réflexivité.

Le temps est aussi important pour les aides à domicile, en milieu urbain comme rural, qui avalent chaque jour un nombre important de kilomètres : les trajets doivent être reconnus comme une composante du métier et pris en compte dans la rémunération. Comme le souligne le CESE dans son rapport de 2022 sur le sujet, préserver les temps de relation aux personnes doit nécessairement passer par la suppression des limitations des durées d’accompagnement ou de présence dans les nomenclatures d’actes ou indicateurs de pilotage imposés aux professionnels.

Les ordonnances travail de 2017 ont eu des effets de bord importants sur l’organisation des temps de travail au sein des structures. En effet, l’obligation de disposer d’une Commission de santé et de sécurité au travail (CSST) n’existe, dans le code du travail, que pour les établissements de plus de 300 salariés. Pis, ces CSST sont liées au Comité social et économique (CSE), instance souvent centralisée par les gestionnaires. Il est impératif de couvrir les établissements de ce type d’instance pour favoriser le dialogue autour d’une organisation des différents temps de travail. Le décret du 25 avril 2022 portant modification du Conseil de vie sociale (CVS), un des textes qui devait donner suite aux révélations des Fossoyeurs et à la crise sanitaire, n’a pas prévu une telle disposition. On ne peut que le regretter.

La formation

Comme le rappelle l’avis du CESE de juillet 202222Les métiers de la cohésion sociale, avis du CESE, 2022., il est nécessaire de regarder en face les difficultés de la formation initiale comme continue des métiers du lien. Or, l’assimilation de l’action des travailleuses et travailleurs du lien à une « prestation de service » et l’introduction de référentiels professionnels, à partir desquels sont élaborés référentiels de certification et référentiels de formation, ont immiscé des logiques issues du secteur privé lucratif dans la formation des métiers du lien.

La formation initiale des travailleurs sociaux qui mettait l’accent sur de longues périodes de formation en situation semble aujourd’hui dépassée par ce que permettrait une formation plus expérientielle, notamment en alternance. La question du socle de compétences communes complété par une formation sur le terrain, en continue, doit aussi être posée, débattue et mise en place avec les premiers concernés afin qu’elle ne desserve personne.

Des troncs communs sur la dimension humaine pourraient également être pensés entre les formations à différents métiers du lien. Cela permettrait de réfléchir à une nouvelle architecture des diplômes (13 diplômes du travail social sont aujourd’hui définis au sein du CASF), à de nouvelles passerelles et même à de nouveaux métiers !

Ces formations reposent ensuite sur des fondamentaux permettant aux professionnels d’être en capacité d’analyser des situations et de prendre du recul, des temps nécessaires à la préparation et à l’évaluation de leurs propres pratiques. Or, un hiatus se crée quand ces derniers sont les premiers sacrifiés dans l’emploi du temps des professionnels en herbe au regard des conditions de travail dégradées.

La formation doit enfin permettre aux professionnels de rester informés des évolutions réglementaires et des politiques publiques en constante ébullition, une nécessité que beaucoup d’employeurs ont pourtant du mal à assurer. Une des solutions serait que le formateur lui-même soit replacé au cœur des métiers du lien et non en surplomb afin de dispenser une formation qui s’inscrive dans un environnement complexe : comprendre la dynamique d’interaction, des solidarités du milieu et ainsi créer du lien social tout en produisant du savoir.

Alternance et apprentissage

Certaines formations initiales, pouvant durer d’un à trois ans selon le niveau de diplôme, sont peu attractives pour plusieurs raisons. En premier lieu, le coût qu’elles impliquent pour l’étudiant et les familles peut être prohibitif, d’autant que les niveaux de salaire en entrée de carrière entraînent un « retour sur investissement » quasi nul. La disponibilité horaire inhérente à ces cursus complique également la situation des étudiants qui ne peuvent chercher un travail pour financer leur cursus, leur logement ou leur quotidien. Enfin, nombre de structures, au regard de leurs difficultés financières et du fait que les stages ne soient pas toujours pris en compte dans les financements publics qu’elles reçoivent, refusent les demandes de stage. Alors que dans le secteur médico-social, le rapport de Myriam El Khomri préconisait d’atteindre l’objectif de 50 000 aides-soignants diplômés par an, on ne peut que s’interroger sur la manière de relever un tel défi !

Dans ce contexte, le développement de l’alternance et de l’apprentissage peut être une solution.  L’apprentissage permet de recruter et de former au contact des réalités du métier et de consolider des équipes en un temps plus restreint. De plus, le statut de salarié est davantage sécurisant et responsabilisant que celui de stagiaire au sein des structures.

Pour attirer les jeunes, favoriser les reconversions professionnelles et améliorer les conditions matérielles des étudiants, il est important de :

  • valoriser la fonction de maître d’apprentissage au sein des structures ;
  • inciter les recrutements via des contrats d’apprentissage (le CESE recommande de s’appuyer sur le dispositif de reconversion professionnelle Pro A) ;
  • augmenter les capacités de formation sur l’ensemble du spectre des métiers du lien ;
  • formaliser l’engagement des collectivités à accueillir un pourcentage d’apprentis, défini selon les besoins du territoire ;
  • allouer des bourses sur critères sociaux aux apprentis et alternants ;
  • négocier entre l’État, les Agences régionales de santé (ARS), les conseils départementaux et les régions la levée des obstacles financiers et réglementaires afin de favoriser le recours à l’alternance, à l’apprentissage et valoriser le tutorat.
Développer la formation continue

En lien avec les IRTS, les universités, les OPCO, Pôle Emploi, il est nécessaire de renforcer les circuits de la formation continue et de la Validation des acquis par l’expérience (VAE), mais aussi d’en créer de nouveaux car c’est davantage en direction de l’encadrement que l’offre de formation universitaire s’est développée, en dépit des professionnels de première ligne.

Il est aussi nécessaire de privilégier et de développer une offre de formation qui soit publique et, autant que possible, disponible en proximité, « sur site », grâce à la délocalisation des formations sur le territoire dans les locaux des départements, voire des communes.

Enfin, le dispositif de VAE doit être davantage valorisé pour les métiers du lien. Faciliter ce recours, c’est aussi offrir la possibilité que des professionnels d’autres secteurs profitent aisément de passerelles afin de s’épanouir dans les secteurs des métiers du lien. Cela suppose par exemple d’augmenter le nombre de jurys disponibles en valorisant leur temps de travail et de délibération afin d’inciter les professionnels à y prendre part.

Transformer la formation initiale et continue est une des conditions pour sortir d’un « modèle managérial centré sur la maîtrise des savoirs techniques au niveau de l’organisation » pour aller vers un « modèle réflexif-critique » centré sur une « culture de la relation », comme le suggèrent Michel Chauvière et Thierry Piot. Autrement dit, nous devons partir du système de formation, en amont, pour redonner autonomie et pouvoir d’agir, tout en veillant, en aval, à ce que le savoir-faire et le savoir-être soient également reconnus et rémunérés.

Vers une société du lien 

« Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont »
Jean-Pierre Vernant23Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Paris, Seuil, 2004.

« Tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli »
Victor Hugo

Les épreuves que traversent les métiers du lien sont à l’image de celles auxquelles la société entière est confrontée. Les émeutes dans les quartiers dits « prioritaires » sont une preuve supplémentaire des conséquences de la disparition progressive et du manque de travailleuses et travailleurs du lien. C’est bien grâce aux éducateurs et aux associations que sont établis les ponts à même de joindre les deux rives d’une mer de tensions, de frustrations et d’incompréhensions de plus en plus prégnantes dans notre société.

En ce sens, les politiques de rénovation urbaine ont manqué l’essentiel : il ne suffit pas d’investir dans le bâti pour faire société. Ces investissements, s’ils étaient bien sûr nécessaires, ne se sont attaqués ni aux souffrances, ni aux inégalités systémiques, ni au délitement des liens sociaux essentiels à la vie en collectivité.

Faute de mains tendues et de cadres, une partie de la jeunesse et des habitants s’est éloignée peu à peu du reste de la communauté nationale. N’oublions pas que les jeunes des quartiers sont pour la plupart issus de cette génération qui a vu son innocence percutée par la pandémie de Covid-19. Ils avaient alors 8 ou 14 ans et sont désormais collégiens, lycéens ou jeunes adultes. Sans excuser la violence physique et symbolique, il est lucide de considérer que ce sont en partie les stigmates des confinements (violences intrafamiliales et troubles pédopsychiatriques en augmentation, fragilités psycho-sociales, isolement et décrochage scolaire, précarisation généralisée, etc.), conjugués aux blessures de la ghettoïsation, que nous avons vu remonter à la surface. 

On ne fonde pas une société sur la répression. L’autorité et la loi doivent nécessairement être empreintes de justice, d’égalité et d’hospitalité pour améliorer la condition des quartiers et des autres territoires, enclavés ou non, où la misère et les problématiques sociales sont concentrées. On ne peut pas non plus se cantonner, comme le font certains politiques et représentants de l’État, à mettre en cause la responsabilité individuelle des parents alors que les réponses doivent être collectives : c’est le devoir même d’une République démocratique et sociale !

Il est urgent, vital, de miser désormais sur l’humain et les liens de proximité. Que l’on vive à Stains ou à Montargis, au Creusot ou à Bordeaux, nous avons tous besoin des métiers du lien et, à travers eux, du sentiment de confiance et de la conviction d’appartenir à un tout.  

C’est ainsi que nous construirons ce projet commun qu’est la société du lien.

  • 1
    Jean-Luc Gleyze est président du département de la Gironde, vice-président du Haut Conseil du travail social (HCTS) et président de Solutions solidaires.
  • 2
    Loan Diaz est collaborateur de Jean-Luc Gleyze, président du département de la Gironde.
  • 3
    Romain Dostes est vice-président à la politique des aînés et au lien intergénérationnel du Conseil départemental de Gironde.
  • 4
    Giorgia Sebregondi est directrice de la communication, du mécénat, de l’innovation et de la prospective de la Fondation Cognacq-Jay.
  • 5
    Robin Troutot est consultant spécialiste des questions sociales.
  • 6
    Guillaumes Desnoës, Thibault de Saint-Blancard, Clément Saint-Olive, La Société du lien, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2021.
  • 7
    Victor Castanet, Les Fossoyeurs, Paris, Fayard, 2022.
  • 8
    Vincent Jarousseau, Les femmes du lien, Paris, Les Arènes, 2022.
  • 9
    Yaëlle Amsellem Mainguy, Les filles du coin : vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
  • 10
    Carol Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? [1982], trad. Annick Kwiatek revue par Vanessa Nurock, introduction de Sandra Laugier et Patricia Paperman, précédé d’un entretien avec Fabienne Brugère, Paris, Flammarion, 2019.
  • 11
    Marion Simon, Les étudiantes en formation d’infirmière sont trois fois plus nombreuses à abandonner en première année en 2021 qu’en 2011, Drees, mai 2023.
  • 12
    Stéphane Le Bouler, avec la collaboration d’Emmanuel Touzé et Florence Girard, « Parcoursup IFSI : pour rétablir quelques vérités », Laboratoire d’idées Santé Autonomie, 1er septembre 2022.
  • 13
    Serge Paugam, Le lien social, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2022.
  • 14
    Témoignage d’un professionnel lors d’une journée des entretiens du Livre blanc du Haut Conseil du travail social.
  • 15
    Il est impératif de remettre en question le dogme des « 5% des dépenses de santé consacrées à la prévention » alors même que l’on sait bien le coût de la thérapie est trois fois supérieur à celui de la prévention (selon l’étude menée par Stephen Martin, James Lomas et Karl Claxton : « Is an ounce of prevention worth a pound of cure? A cross-sectional study of the impact of English public health grant on mortality and morbidity », British Medical Journal Open, 10 octobre 2020.
  • 16
    Aide-soignant, infirmier, éducateur spécialisé, accompagnant éducatif et social.
  • 17
    Mikael Beatriz, « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses, n° 17, mars 2023.
  • 18
    42% des travailleurs sociaux sont âgés de 50 ans ou plus, contre 30% des autres salariés. Les métiers d’assistants maternels, de gardes à domicile, ou d’assistants familiaux et ceux d’intervenants à domicile présentent les plus fortes proportions de salariés âgés de 50 ans ou plus (respectivement 47% et 49%). Voir Les travailleurs sociaux : des professions féminisées, plus âgées, et exerçant souvent à temps partiel, Drees, 15 février 2022.
  • 19
    Voir François Ruffin et Bruno Bonnel, Rapport d’information sur les métiers du lien, Assemblée nationale, juin 2020.
  • 20
    Cour des comptes, Rapport d’application des lois de financement de la Sécurité sociale 2022, octobre 2022.
  • 21
    Louisa Chassoulier, François-Xavier Devetter, Séverine Lemière, Muriel Pucci, Rachel Silvera et al., « Investir dans le secteur du soin et de lien aux autres : un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes », Mage, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé)-UMR 8019, février 2023.
  • 22
    Les métiers de la cohésion sociale, avis du CESE, 2022.
  • 23
    Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Paris, Seuil, 2004.

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