Une nouvelle alliance : une approche politique de la question sociale

De la fin des années 1970 à la fin des années 1990, la société française a été largement obnubilée par la question du chômage. Cette focalisation, à l’origine d’une alternance systématique à chaque élection nationale, a fait pendant un quart de siècle de la priorité à l’emploi un mot d’ordre fédérateur, reléguant les autres enjeux au second plan de l’ordre du jour. Un changement de contexte s’est opéré dans les dernières années du siècle. L’Europe a retrouvé un dynamisme jusqu’alors réservé à l’économie américaine.

L’avènement de la monnaie unique européenne en 1999 a mis fin à l’incessante spéculation entre devises européennes et fait disparaître l’obsessionnelle contrainte de change qui pesait sur les politiques économiques. En France, la victoire de la gauche plurielle, en juin 1997, a constitué surtout un tournant décisif.
S’affranchissant de l’orthodoxie néo-libérale, le gouvernement de Lionel Jospin a mené une politique volontariste (soutien à la demande, 35 heures, emplois jeunes,…), obtenant des résultats spectaculaires avec la création de 1,5 millions d’emplois et une baisse de près de quatre points du taux de chômage. Largement fondée sur le retour de la confiance, la croissance actuelle reste, certes, fragile. Les événements récents font surgir des inquiétudes inévitables sur l’évolution de la conjoncture mondiale. La capacité des autorités européennes – Banque Centrale, gouvernements – à faire face, le cas échéant, et de façon concertée et efficace, à un ralentissement demeure encore une interrogation. L’embellie économique des dernières années est également hétérogène.
Pendant la reprise, la crise continue dans un certain nombre de secteurs et de territoires, la mondialisation fournissant toujours son lot régulier de plans sociaux et de restructurations. Il n’empêche : depuis fin 1999, la France est entrée dans une nouvelle séquence politique. Toujours présente, la préoccupation du chômage n’écrase plus aussi fortement l’ensemble du débat public. La « culture de crise » s’estompe, ou se porte vers d’autres objets : des questions, telles que la sécurité notamment, tendent ainsi à prendre le pas dans le débat public et les échéances électorales. Dans ce contexte, la vieille question du « partage des fruits de la croissance » a naturellement aussi refait surface, se manifestant début 2000 à travers le débat symptomatique sur la  » cagnotte  » fiscale. Sans prendre le temps de « digérer » la baisse tant attendue du chômage, les Français semblent manifester une certaine impatience à voir maintenant ces problèmes traités.
Le sentiment d’une amélioration générale libère des demandes catégorielles trop longtemps refrénées. Selon une loi bien connue, il suscite mécaniquement de nouvelles attentes. Ecrasée dans les années 80-90 sous le poids du débat macroéconomique, souvent réduite, face à l’urgence, à la lutte contre l’exclusion, la question sociale ressurgit pleinement sur le devant de la scène.
Un héritage conceptuel Pour l’appréhender, la gauche s’est, pendant longtemps, essentiellement appuyée sur la théorie marxiste d’une « société de classes » articulée autour de l’antagonisme irréductible entre capital et travail. S’il est moins à la mode aujourd’hui de s’en réclamer explicitement, cette doctrine demeure une référence spontanée et imprègne encore plus qu’on ne le croit la vision que la gauche française a de la société. Le choix de Lionel Jospin de recourir, dans son discours de La Rochelle en 1999, aux concepts traditionnels de « classes » et d' »alliance de classes » en porte témoignage.
Un des objets de cette note est précisément de faire le point sur la validité d’un certain nombre de concepts. Les conditions politico-idéologiques existent aujourd’hui pour avoir un débat serein à ce sujet, et établir en quelque sorte un rapport « laïque » au marxisme prenant en compte ses apports et ses limites et sortant de l’alternative manichéenne entre marxistes et anti-marxistes. Notre sentiment, à cet égard, est double : d’un côté, l’approche traditionnelle conserve, au regard des inégalités persistantes de la société française, sa part de pertinence. A l’ère de la mondialisation libérale, il apparaît en particulier nécessaire de prêter une attention renouvelée aux formes de domination à l’œuvre dans les « rapports de production ». Même si le chômage de masse et l’exclusion ont introduit de nouveaux clivages, les concepts de classes et d’alliance de classes demeurent alors utiles pour une gauche française qui continue de placer l’exigence de justice sociale au coeur de son identité, une gauche qui doit aujourd’hui construire une « nouvelle alliance » contre « la société de marché ».
En même temps, le logiciel marxiste ne peut plus suffire à rendre compte d’une réalité qui s’est considérablement complexifiée, avec la montée en puissance progressive de cette « société des individus » annoncée par Norbert Elias. On le voit aujourd’hui, où l’affaiblissement du consensus antérieur autour de la priorité accordée à l’emploi, loin de ne déboucher que sur la réactivation du conflit classique entre capital et travail, laisse aussi place à l’explosion de revendications multiples et contradictoires, portées par des mouvements sociaux disparates. Phénomène à la fois « objectif » et « subjectif », « l’individualisation du social » oblige la gauche à réactualiser ses conceptions. Cet effort est nécessaire pour donner une plus grande lisibilité aux réformes entreprises. Il est nécessaire pour éviter le « artificieusement » et donner un sens global à une politique économique et sociale, en refusant d’en faire la résultante non maîtrisée des rapports de force et des mouvements catégoriels successifs.
On pourrait dire en quelque sorte que pour avoir la politique de sa sociologie, la gauche doit avoir aujourd’hui en amont la sociologie de sa politique. Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas forcément d’abandonner les concepts classiques, mais de parvenir à repenser en profondeur tant la réalité sociale que le discours tenu sur elle par les responsables politiques, de préciser les termes d’un « nouveau compromis » entre les groupes sociaux qui structurent la société française.
 

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