Unité doctrinale du socialisme, un manuscrit inédit de Jaurès (1891)

Stéphanie Roza et Gilles Candar mettent en lumière et décryptent un texte inédit de Jean Jaurès conservé par la Fondation, intitulé « Chapitre 2 Unité doctrinale du socialisme ». Ce manuscrit semble constituer une suite du « manuscrit de 1891 » conservé dans la famille de Charles Bellet et publié pour la première fois sous le titre La Question sociale, l’injustice du capitalisme et la révolution religieuse dans le tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès, Le Passage au socialisme, édité par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar (Paris, Fayard, 2011). Ce manuscrit est désormais consultable en ligne.

Présentation

Été 1891 : Jaurès a achevé la préparation de ses thèses, pour lesquelles il a reçu autorisation de publication et qui, selon l’usage de l’époque, vont être éditées à l’automne, avant soutenance en février 1892. Il est alors en poste à l’université de Toulouse et un très actif maire adjoint à l’Instruction publique de la ville, préparant les moyens matériels et moraux pour la mise en place d’une université régionale. Il est aussi en réflexion intense sur son orientation intellectuelle et politique. Il en entretient régulièrement les lecteurs de La Dépêche, le « quotidien de la démocratie » en plein essor régional. Dans le calme de Bessoulet, la demeure familiale de Villefranche-d’Albigeois où il passe ses vacances en compagnie de sa femme et de leur petite fille Madeleine, née en septembre 1889, il écrit, pour lui et très certainement en vue d’une publication en revue, de longs développements sur ce qu’on peut appeler son « passage au socialisme ». De premiers manuscrits retrouvés en 1959 et 1985 ont fait largement débat lors de leurs publications, tant sur le fond (rapports entre religion et politique) que sur la forme (datation et destination du texte) : La Question religieuse et le Socialisme aux éditions de Minuit en 1959 par Michel Launay ; La Question sociale, l’injustice du capitalisme et la question religieuse dans le tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès en 2011 qui reprend le précédent avec une suite importante et dont l’édition a été établie par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, avec une version légèrement différente, « le manuscrit Charles Bellet », publiée sur le site de la Société d’études jaurésiennes ; et une nouvelle édition, La Question sociale et la Révolution religieuse publiée par Jòrdi Blanc dans le tome 3 des Œuvres philosophiques de Jaurès (Valence d’Albigeois, Vent Terral, 2014).

Le manuscrit des archives Renaudel que nous publions ici constitue probablement une suite inconnue jusqu’alors de ce texte, publié donc par différents éditeurs dans différentes versions et sous des titres variés, et qu’il serait plus commode et sage d’intituler désormais simplement « manuscrit de 1891 ». Quoi qu’il en soit, et sans que nous en sachions davantage sur les raisons pour lesquelles Jaurès n’a jamais repris ce texte, mais l’a néanmoins conservé, au contraire de tant d’autres, il représente un document passionnant sur ce moment où, selon une expression de Vincent Duclert, Jaurès cherche à définir « l’idée socialiste comme philosophie de l’histoire ».                                                                                                   

La Révolution française, une révolution socialiste ?

Dans le texte inachevé que nous publions ici, intitulé « Chapitre II – Unité doctrinale du Socialisme », Jaurès évoque le projet d’écrire l’histoire du socialisme depuis la Révolution française. Non que la Révolution soit considérée comme le berceau de l’idée socialiste à proprement parler, mais en tant qu’elle a donné à cette idée une forme et une portée entièrement nouvelles. Dans cette perspective, une thèse forte et étonnante retient l’attention dès les premières lignes : contrairement aux affirmations des « partis bourgeois », pour l’auteur, la Révolution française fut une révolution socialiste. Il faut prendre en considération l’ensemble du développement pour tenter de comprendre comment Jaurès justifie cette affirmation qui sera contredite par la caractérisation célèbre de la Révolution française comme « bourgeoise » moins de dix ans plus tard, dans son Histoire socialiste de la Révolution française. Une telle élucidation présente l’intérêt de permettre de comprendre ce que Jaurès, en 1891, entend par « socialisme ».

À y regarder de plus près, l’auteur du texte de 1891 n’est pas si éloigné de celui qui signera un contrat avec l’éditeur Rouff en 1898 pour L’Histoire socialiste. Il considère déjà la Convention nationale elle-même, qui fut, emmenée par les Jacobins entre 1793 et 1794, la plus radicale des assemblées révolutionnaires, comme une assemblée « bourgeoise » (même si ce terme est mis entre guillemets dans son manuscrit). Il reconnaît « l’erreur » des révolutionnaires, qui n’ont pas compris que la réalisation du socialisme passait nécessairement par la lutte des classes. Si la Révolution française fut « socialiste », ce n’est donc pas au sens où l’ensemble de ses représentants politiques visaient consciemment le socialisme. Jaurès revient notamment sur les Constituants de la première Assemblée, en 1789-1791, qu’il caractérise comme des libéraux et des monarchistes. Ce n’est pas non plus au sens où elle aurait réalisé le socialisme, même pour un temps très court.

Il semble plutôt que la Révolution française ait été, de l’avis de Jaurès en 1891, une révolution socialiste au sens où sa dynamique interne menait tendanciellement au socialisme. Plusieurs éléments du texte vont dans ce sens : d’abord l’exposé des « origines intellectuelles » de la Révolution. Pour Jaurès, le rationalisme scientifique, sous le patronage de Roger Bacon et de Descartes, porterait en lui le socialisme car croire au pouvoir de la raison humaine, croire au progrès conduisent à viser l’abolition de l’ignorance et de la misère pour l’ensemble de l’humanité. Sur le plan des sources directement politiques, l’auteur tente de la même manière de montrer que les inspirateurs de la Révolution auraient peu ou prou prôné le socialisme. Pour cela, il reprend le canevas de l’argumentation de Babeuf au procès des Égaux. En effet, en 1797, après que sa conjuration visant à établir la communauté des biens dans la République a avorté, Babeuf, amené à se défendre devant un tribunal d’accusateurs à Vendôme, cite Rousseau, Mably, Diderot parmi ses inspirateurs. Dans son sillage, Jaurès affirme que, par ses figures tutélaires, la Révolution, et notamment sa période jacobine, aurait clairement placé son œuvre sous le signe du socialisme.

Chez Babeuf, l’invocation de Rousseau et de Diderot (auteur présumé à l’époque du Code de la Nature, en réalité écrit par Étienne-Gabriel Morelly) entre dans le cadre d’une stratégie visant à atténuer la spécificité de sa propre doctrine par rapport à celle de ces grands noms des Lumières, quitte à prendre consciemment quelques libertés avec la vérité. En effet, sa plaidoirie trahit notamment le fait qu’il est loin de considérer Rousseau comme un véritable « égal » et qu’il cherche essentiellement à se couvrir de son autorité. La perspective de Jaurès est un peu différente, même si les considérations stratégiques ne semblent pas non plus en être absentes. Il cherche à démontrer que, par leur critique radicale du droit de propriété, Rousseau et Diderot ont insufflé à la Révolution une trajectoire socialiste, même si cette trajectoire a finalement été brisée par la chute de Robespierre en thermidor an II (juillet 1794). Il est frappant de ce point de vue de constater que l’auteur du manuscrit, pour le démontrer, ne s’embarrasse pas d’une lecture rigoureuse des textes : il considère Rousseau comme un auteur d’« utopies communistes », sans que les écrits de ce dernier offrent une réelle base à cette affirmation. De même, bien que la véritable paternité du Code de la Nature ait été rétablie dans l’édition de Villegardelle en 1841, qui honore la mémoire de Morelly, Jaurès estime suffisant, pour revendiquer le « socialisme » de Diderot, que celui-ci soit passé au XVIIIe siècle pour l’auteur du Code ! S’appuyant exclusivement sur la plaidoirie de Babeuf, il ne démontre pas non plus que Diderot-Morelly a réellement servi de source d’inspiration aux dirigeants jacobins.

C’est donc ici d’un point de vue philosophique, du fait de ses sources d’inspiration réelles ou supposées, que la Révolution française aurait été « prédestinée » au socialisme, et qu’elle aurait, selon Jaurès, fini par transformer les rapports de propriété si le temps n’avait pas manqué aux Jacobins et si la réaction n’avait pas repris le dessus. En 1789-1791, les députés royalistes de la Constituante auraient été « républicains sans le savoir » car ils auraient sapé les bases politiques de la monarchie en proclamant la souveraineté de la nation ; de même, en 1793-1794, les Jacobins auraient été socialistes sans le savoir car, en inscrivant leur œuvre dans la continuité des idées de Rousseau et Diderot, ils auraient sapé les bases morales de la propriété privée.

Jaurès en 1891 est donc amené à minorer le caractère « bourgeois » de la Révolution, en estimant notamment que celle-ci, loin d’avoir radicalement détruit les bases encore féodales de la société d’Ancien Régime, n’aurait finalement que parachevé une évolution socioéconomique presque déjà terminée. Ce point de vue, atténuant la profondeur de la rupture révolutionnaire, sera corrigé dans l’Histoire socialiste, notamment avec le ralliement de Jaurès à l’analyse historique d’Antoine Barnave. Enfin, l’auteur du manuscrit introduit une distinction très nette entre le « communisme » des utopies prérévolutionnaires, ascétique et peu soucieux des libertés individuelles, et le « socialisme » issu du processus révolutionnaire, beaucoup plus « vivant » et « varié », qui aurait triomphé si… les « réactions bourgeoises, cléricales et césariennes » ne l’en avaient empêché. Il est à noter que le sens de la distinction établie ici par Jaurès entre communisme et socialisme est très proche de celui que l’on retrouvera dans le cours de son ami Durkheim sur le socialisme, professé en 1895-1896 à Bordeaux et publié par Marcel Mauss à titre posthume en 1928.

L’auteur du manuscrit cherche à annexer l’héritage révolutionnaire comme républicain et socialiste sur le plan d’une généalogie philosophique et idéologique qui laisse encore de côté l’analyse des rapports de force historiques concrets entre bourgeoisie, noblesse, paysannerie et ouvriers des villes. En creux se dessine en ce sens le programme de travail qui aboutira à l’Histoire socialiste de la Révolution française.

Le manuscrit

Chapitre II

Unité doctrinale du Socialisme

Ce manuscrit semble constituer une suite du « manuscrit de 1891 » conservé dans la famille de Charles Bellet et publié pour la première fois sous le titre La Question sociale, l’injustice du capitalisme et la révolution religieuse dans le tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès, Le Passage au socialisme, édité par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Paris, Fayard, 2011. Le manuscrit Bellet comportait 130 feuillets (avec in fine deux pages numérotées 129) et celui-ci commence sa numérotation à 131 pour aller jusqu’à 146. Le style et l’argumentation des deux textes sont en outre fort proches, avec quelques signes laissant penser à un premier jet, en tout cas à un texte non revu de près. Dans la première édition de 2011, à la lecture du texte et en se référant à un « II » et un « III » inscrits en marge, les éditeurs avaient présenté le texte en trois chapitres mais, de fait, seule la mention : « Chapitre Ier. La question sociale » au début était explicitement indiquée par le manuscrit.

La Révolution française a renouvelé tous les problèmes : elle a en particulier donné au socialisme une forme nouvelle. Depuis qu’une assemblée politique a proclamé les droits de l’homme, le socialisme n’est plus la spéculation isolée de quelques utopistes : il est devenu « une force » comme la Révolution elle-même. C’est donc le développement du socialisme depuis la Révolution française que je vais étudier, non pas dans ses détails anecdotiques, mais dans ses grands traits, non pas en historien, seulement, mais pour chercher surtout la synthèse de tous les éléments socialistes, s’il en est une. Je crois distinguer trois moments principaux dans la marche du Socialisme depuis un siècle. Il y a eu le socialisme idéaliste et politique de la Révolution française, le socialisme religieux de la période Saint-Simonienne et enfin le Socialisme scientifique et historique représenté en France avec bien des mélanges, par Proudhon d’abord, et en Allemagne dans toute sa rigueur par Marx et Lassalle. Je voudrais montrer qu’il n’y a pas eu élimination totale de formes surannées du socialisme par des formes nouvelles, mais qu’en droit et en fait il subsiste dans le socialisme actuel quelques éléments vivants, inaltérables, des conceptions socialistes successives. Il y a donc une doctrine socialiste, et c’est avec toutes les forces de la pensée humaine depuis un siècle que nous pourrons agir sur la société présente pour la transformer.

Les partis bourgeois prétendent que la Révolution française n’a pas été socialiste : c’est une sottise. Ils répètent sans cesse que la Révolution a proclamé « la liberté du travail ». Mais est-ce qu’ils s’imaginent que le socialisme supprimerait la liberté du travail ? Nous démontrerons au contraire qu’il la portera à son maximum, qu’il la débarrassera des innombrables entraves qui l’accablent dans le régime capitaliste. Et puis, si la Révolution s’était bornée à proclamer « la liberté du travail » comme ils l’entendent, son œuvre serait bien misérable, et il ne vaudrait guère la peine d’en parler. Sans doute le régime des corporations, des privilèges de métier, était devenu une gêne pour la production : mais ce régime disparaissait par la force même des choses. J’admire ceux qui se figurent que, depuis la découverte du nouveau monde, la constitution de fortes monarchies, le développement du numéraire et le grand commerce avec les colonies, les règles étroites de la production du moyen âge avaient été maintenues. Peu à peu en France comme en Angleterre, comme en Allemagne, les manufactures s’étaient substituées aux métiers, et la puissance économique de la bourgeoisie capitaliste avait commencé. Colbert avait favorisé ce mouvement de concentration, et il s’était accéléré pendant tout le xviiie siècle. On peut citer des preuves et des exemples au hasard : qu’était-ce que ce Réveillon dont la maison fut incendiée et pillée dans les premiers jours de la Révolution ? Un fabricant de papiers peints qui occupait dans ses ateliers plus de trois cents ouvriers et qui fut accusé d’avoir voulu réduire de moitié les salaires. Qu’était-ce que ce Claude Perier qui donna l’hospitalité dans son château de Vizille aux États du Dauphiné ? Un riche industriel qui avait plusieurs manufactures dans l’Isère, notamment une manufacture de toile à Voiron et qui avait acheté le château de Vizille pour y installer une autre manufacture. Lorsque son fils Casimir Perier défendait la bourgeoisie de Louis-Philippe contre les soulèvements ouvriers, c’est la bourgeoisie de Louis XV et de Louis XVI qu’il défendait. Tout ce qui subsistait des prohibitions et des réglementations du moyen âge n’avait pu paralyser l’œuvre du Capital et ce que la Révolution a supprimé, c’est moins un obstacle qu’un ennui. Surtout, elle a, par l’abolition définitive de tous les débris d’un régime disparu, constaté et consacré le triomphe d’un régime nouveau, qui avait fait déjà la fortune de la bourgeoisie. Proudhon a bien tort d’opposer aux socialistes, aux communistes, cette abolition révolutionnaire des corporations, des jurandes et des maîtrises. Vous imaginez-vous, s’écrie-t-il, que la société tout entière s’est trompée et qu’elle acceptera à nouveau de vos mains les entraves séculaires qu’elle a rejetées ? Nous n’imaginons point cela et nous ne désirons point cela. Le socialisme est beaucoup plus éloigné de la production du Moyen Âge que de la production capitaliste moderne : celle-ci est une étape nécessaire vers le socialisme, et en abolissant tout ce qui restait de l’économie du Moyen Âge, la Révolution a rapproché l’avènement du socialisme. Il n’est réalisable que par le développement de la grande industrie et du grand commerce par la concentration préalable des moyens de production et d’échange. Une société où seraient juxtaposés le régime capitaliste des manufactures et le régime des corporations du Moyen Âge, de la petite production réglementée et privilégiée serait beaucoup plus réfractaire au collectivisme que la société homogène créée par la Révolution et où la puissance du Capital se déploie sans obstacle. Il n’y a aucun rapport entre l’ancienne corporation et l’organisation socialiste. Ceux qui, comme M. de Mun, triomphent pour les corporations anciennes du réveil de l’esprit syndical et des progrès du socialisme commettent une lourde confusion. Comme tous les réactionnaires mystiques, ils sont trompés par des analogies tout extérieures et verbales entre les formes du passé et les formes nouvelles. La corporation ancienne suppose une production limitée : l’organisation socialiste suppose la grande production. La corporation ancienne est née du morcellement du territoire et des antagonismes innombrables des intérêts et des forces : chaque ville, chaque commune avait ses corporations, qui se défendaient jalousement contre l’étranger, c’est-à-dire contre le citoyen de la ville voisine. De plus, c’est pour se protéger contre les seigneurs et les évêques que les artisans, producteurs et marchands se groupaient et se liaient les uns aux autres par des règlements étroits. Au contraire, l’organisation socialiste suppose la fusion de tous les éléments du pays, l’unité nationale absolue, la disparition de toutes les barrières entre les cités et entre les classes. Ses corporations n’étant qu’une forteresse, chacun cherchait à devenir le maître et le chef sous cette forteresse : et c’est ainsi que peu à peu se constituait au profit de certaines familles l’hérédité des maîtrises, et une petite aristocratie d’artisans égoïstes et jaloux se formait. Au contraire, dans l’organisation socialiste, les instruments de travail étant la propriété de la nation, chacun peut prétendre par son mérite et son mérite seul aux fonctions directrices : c’est la démocratie absolue : et il n’est pas à craindre que les hommes puissent dominer les hommes, car si le fruit du travail de chacun est assuré à chacun, la richesse acquise ne peut jamais se convertir en une force d’oppression. Les syndicats ouvriers ont beau s’appeler parfois des corporations, ils sont autre chose, ils sont même tout le contraire. Les syndicats d’une même industrie, les syndicats des ouvriers mineurs ou des ouvriers verriers, par exemple, se groupent en fédérations nationales d’un bout de la France à l’autre : pas plus qu’ils ne s’enferment dans un particularisme local et municipal, les ouvriers ne s’enferment dans un particularisme de métier : c’est ainsi que les mineurs s’entremêlent par exemple avec les verriers ou les métallurgistes par une action commune, et que les subsides des uns entretiennent les grèves des autres et de plus, les revendications de chaque industrie ont un caractère non pas corporatif, mais social. Les ouvriers mineurs ne demandent pas, comme le répète stupidement l’ignorance de la bourgeoisie, la mine aux mineurs : ce serait usurper au profit d’un groupe d’hommes une part de la richesse commune : ils demandent la mine à la nation (je n’ai point dit à l’État). Et ce n’est pas tout : ces Fédérations nationales s’unissent en de vastes Fédérations internationales, et c’est l’humanité que les syndicats ouvriers veulent affranchir. Les anciennes corporations n’auraient même pas compris ce rêve. Il a fallu que la Révolution créât l’unité nationale absolue et affirmât le droit humain et universel pour que les syndicats ouvriers d’aujourd’hui fussent possibles. Ceux qui ne retiennent de la Révolution que la condamnation portée par elle contre les groupements professionnels se méprennent étrangement. Elle ne songeait guère qu’aux corporations, et elle voulait avant tout que l’individu libéré n’ait en face de lui que la Nation et le Droit. Mais cela même est le socialisme. Les syndicats ouvriers ne sont pas le socialisme : ils n’en sont pas la forme définitive : ils sont un moyen de préparer le socialisme. Ils disparaîtront dans leur triomphe : car il n’y aura avec le socialisme ni patrons, ni ouvriers, mais des producteurs égaux et libres dont les rapports seront réglés par le droit, sous le contrôle de la nation. La seule erreur de la Révolution, c’est de n’avoir pas vu qu’avec la puissance déjà très grande et le développement imminent du capitalisme, l’égalité sociale ne pourrait être réalisée sans la lutte préalable des classes. Elle a cru que, par les moyens immenses dont elle disposait, elle pourrait d’emblée réaliser la justice et que l’association suprême, la nation, n’avait pas besoin pour l’œuvre du droit, des associations secondaires et partielles. Mais si les syndicats ouvriers sont une classe, ils sont une classe dont la mission, reconnue d’eux, est d’abolir les classes pour ne laisser subsister que l’individu libre et la nation juste : c’est dire qu’ils procèdent immédiatement de la Révolution française.

La Révolution était prédestinée au socialisme par ses origines intellectuelles. L’idée de la science était créée et elle avait pénétré tous les esprits. Il était admis que l’homme, soit par l’observation, soit par le calcul, pouvait démêler tous les secrets de la nature et par conséquent la maîtriser. Il y avait donc, dans l’idée même de la science, un optimisme infini. Le pouvoir de l’homme n’avait pas d’autres limites que son savoir qui n’avait pas d’autres limites que la nature elle-même. Les deux hommes qui ont fondé la science moderne en affirmant que sous tous les phénomènes naturels il y avait des rapports de quantité, et que par suite l’univers entier pouvait être réduit aux mathématiques, c’est-à-dire à la raison même dans toute sa certitude et toute sa force, Roger Bacon et Descartes, ont cru à la toute-puissance de l’homme. Roger Bacon avait entrevu toutes les inventions modernes, et on peut comparer l’esprit humain, tel qu’il le comprend, à « ce miroir absolu » dont il a donné la théorie. Il est possible de construire un miroir si parfait qu’il concentre en un point tous les rayons de lumière et de chaleur de l’univers. Ce miroir dès lors est l’instrument de la toute-puissance, soit pour féconder, soit pour détruire : et peut-être c’est ainsi que l’Antéchrist embrasera le monde. Descartes croyait qu’il pouvait arriver lui-même à supprimer la mort, et il ne renonça que tard à cette croyance. La science ainsi entendue, c’est-à-dire fondée sur la nature elle-même et lui empruntant par degrés, à mesure qu’elle l’explique, son inépuisable pouvoir suggère nécessairement l’idée du progrès illimité. Cette idée du progrès illimité, non point banale et bourgeoise, mais grandiose et humaine puisque l’exaltation de sa puissance intérieure de pensée, est au XVIIIe siècle l’atmosphère même des esprits. Or comment espérer, comment affirmer le progrès illimité de l’homme sans affirmer, sans espérer le progrès illimité de tous les hommes ? Si l’humanité peut vaincre la nature par la science et la raison, elle doit avant tout vaincre ce qu’il y a en elle-même de nature rebelle et mauvaise, c’est-à-dire l’ignorance et la misère. Associer tous les hommes à la grandeur de l’humanité est le premier vœu et la plus belle victoire de la science. Tout homme a en lui la raison, et la raison, dirigée par une méthode exacte, peut en tout homme aboutir au vrai. L’éducation universelle sera donc une des plus grandes tâches de la science, et la science qui perce la nature comme un trait de feu devra se réfléchir en tous les esprits. Mais il est un excès de misère qui supprime dans l’homme le sentiment de la raison et le besoin de la vérité. Qui dit misère dit ignorance, et pis que cela, fatalité, éternité de l’ignorance. Guerre à l’ignorance signifiera donc aussi : guerre à la misère. Et la science sera payée de sa peine, car elle pourra trouver en tout homme un collaborateur. Tout homme pourra ou déduire, ou expérimenter, ou tout au moins observer ; les matériaux de la vérité sont infinis comme la nature même, tout homme sera donc, dans la mesure de ses facultés individuelles, le serviteur de la science commune. Leibniz voulait que tous les hommes et les artisans même aient un microscope pour observer. Ils seront ainsi non pas les manœuvres de la science, car ils en connaîtront le plan essentiel, mais ses ouvriers. Quelle humanité admirable et forte le XVIIIe siècle avait rêvée ! C’était là l’état d’esprit et de conscience de ces Conventionnels en qui la pensée du XVIIIe siècle respirait et combattait. Et si la Révolution française n’avait pas été plus qu’à demi-vaincue, si elle avait pu réaliser les programmes de la Convention, elle aurait accompli l’œuvre du socialisme sans que le mot même de socialisme eût été prononcé, par la seule vertu de l’idée de science identique pour elle à l’idée d’humanité : tandis que nous nous efforçons vers la justice sociale des bas-fonds de la misère, de l’ignorance et de la haine, elle y serait arrivée en suivant les hauteurs, dans la sérénité de la lumière, ou dans ces sublimes orages des cimes, qui sont les explosions de la conscience beaucoup plus que le grondement des appétits.

Elle eût transformé le régime de la propriété avant que l’antagonisme peut-être irrémédiable des classes se fût substitué à l’harmonie passagère des âmes rapprochées par un même idéal : et c’est une Assemblée « bourgeoise » comme l’était la Convention, qui eût définitivement émancipé les ouvriers et les paysans. Et certes, les penseurs qui ont le plus fortement agi sur la Révolution française contenaient la critique violente de la propriété individuelle déréglée. Dès que la Révolution se fut comprise elle-même et que, poussée par une irrésistible logique, elle eut proclamé la République, l’influence de Montesquieu et de Voltaire fut presque éliminée : et deux forces seulement agirent sur elle, Jean-Jacques et l’Encyclopédie. Entre Jean-Jacques et Diderot, le plus actif et le plus démocrate des encyclopédistes, il y avait eu bien des malentendus, et leur conception de la civilisation humaine n’était pas la même. Jean-Jacques se méfiait de ce progrès des inventions industrielles et mécaniques qui enchantaient Diderot, et tandis que Diderot annonçait et préparait l’avènement des arts mécaniques et de la civilisation industrielle, tandis que dans le fameux article « Art » de l’Encyclopédie il célébrait les manufactures qui par le groupement des ouvriers et la division du travail multipliaient la puissance humaine, Rousseau eût volontiers arrêté les sociétés humaines dans une semi-ignorance et une semi-indolence idylliques, et il engageait les hommes non point à conquérir la nature, mais à la savourer. Or, malgré leur opposition, Diderot et Rousseau s’accordent, dans l’esprit des hommes de ce temps, à dénoncer « la propriété » comme la racine de tous les maux. L’œuvre tout entière de Rousseau et de Diderot est là pour le démontrer, et je pourrais multiplier les citations décisives. Je veux tout d’abord en emprunter seulement quelques-unes au beau plaidoyer que Babeuf a prononcé devant la Haute Cour de Vendôme. Nous verrons ainsi que les doctrines « socialistes » de Jean-Jacques et de Diderot n’étaient point restées dans leurs livres, incomprises et inertes, qu’elles avaient circulé à travers la Révolution elle-même, et que par elles les derniers des Révolutionnaires étaient excités à l’action. Et puis, il me plaît de montrer que ce pauvre et grand Babeuf en qui la stupide histoire ne montre guère qu’un conspirateur criminel ou un fanatique imbécile se rattachait à la pensée du xviiie siècle en ce qu’elle a de plus généreux et de plus décisif. Voici Rousseau : « Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. » « Pour que l’état social soit perfectionné, il faut que chacun ait assez et qu’aucun n’ait trop. » « Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier de la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? » « L’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d’autant plus dangereuse, que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêts, et toujours le désir de faire son profit aux dépens d’autrui : tous ces maux sont le premier effet et le cortège inséparable de la propriété. » « Il ne saurait y avoir d’injure où il n’y a point de propriété. » Et ailleurs, dans sa lettre à l’académicien Bordes : « Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; avant qu’il y eût de cette espèce d’hommes cruels et brutaux qu’on appelle maîtres, et de cette autre espèce d’hommes fripons et menteurs qu’on appelle esclaves ; avant qu’il y eût des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d’autres meurent de faim ; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux et traîtres, je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvaient consister leurs vices, leurs crimes. »

Pour Rousseau, qui semble douter parfois, quoiqu’il ait écrit le Contrat Social, que les sociétés puissent être améliorées, le socialisme est avant tout une protestation. Pour Diderot, qui a foi dans l’avenir, il est une organisation. Le Code de la Nature, dont Babeuf cite quelques parties et qu’il attribue à Diderot, semble devoir être attribué à l’abbé Morelly. Mais, publié sans nom d’auteur, il était imputé à Diderot par la plupart des hommes de la Révolution. Il s’accordait fort bien avec les vastes conceptions démocratiques de celui-ci, et en tout cas, c’est avec l’autorité de Diderot qu’il agissait sur les esprits, et cela suffit pour l’instant à notre thèse. Le Code de la Nature se préoccupe des moyens d’organiser un ordre social nouveau : « C’est très peu de chose que les difficultés de détail que l’on doit rencontrer dans les applications particulières des lois pour la distribution des principales occupations, les moyens de pourvoir suffisamment aux besoins publics et particuliers, et ceux de faire également subsister, sans confusion, sans discorde, une multitude de citoyens. Tout cela n’est qu’une simple affaire de dénombrement de choses et de personnes, une simple opération de calcul et de combinaisons et, par conséquent, susceptible d’un très bel ordre. Nos faiseurs de projets, anciens et modernes, ont conçu et exécuté des devoirs incomparablement plus difficiles. »

Voici donc le plan de société proposé :

« Article 1er : Rien dans la société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera son usage actuel, soit pour ses propres besoins, ses plaisirs ou son travail journalier.

Article 2 : Tout citoyen sera homme public, sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public.

Article 3 : Tout citoyen contribuera pour sa part à l’utilité publique, selon ses forces, ses talents et son âge […]. »

Enfin, Babeuf s’autorise des conceptions de Mably : « La nature a voulu que l’égalité dans la fortune et la condition des citoyens fût une condition nécessaire à la prospérité des États. » La nature […] n’a-t-elle pas donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes besoins, la même raison ? Les biens qu’elle avait répandus sur la terre ne leur appartenaient-ils pas en commun ? Où trouverez-vous un principe d’inégalité ? Avait-elle établi à chacun un patrimoine particulier ? Avait-elle placé des bornes dans les champs ? Elle n’avait donc pas fait des riches et des pauvres. » « […] bien loin de regarder cette communauté comme une chimère impraticable, j’ai de la peine à deviner comment on est venu à établir des propriétés. »  Nous composerions notre « République où tous égaux, tous riches, tous pauvres, tous libres, tous frères, notre première loi serait de ne rien posséder en propre. Nous porterions dans des magasins publics le fruit de nos travaux, ce serait là le trésor de l’État et le patrimoine de chaque citoyen. »

Ainsi, soit par les négations radicales de Rousseau, soit par divers systèmes sociaux des Encyclopédistes et de leurs amis, un courant de communisme traversait la Révolution. Hé ! quoi ! s’écrieront ceux qui sont pressés de conclure contre nous, est-ce que vous allez confondre la Révolution, qui fut si libre et si vaste, avec les aberrations passionnées de ce Jean-Jacques dont Diderot lui-même disait qu’il fut un puissant coloriste, mais un mauvais dessinateur, ou avec les rêveries obscures de quelques sectes impuissantes ? Surtout allez-vous proposer à notre société si variée et si complexe le communisme grossier et brutal d’un Mably ? Pas le moins du monde, et « les hommes éclairés » eux-mêmes commencent à savoir que le socialisme a rompu avec le communisme, ou plutôt s’en est dégagé, et que le collectivisme n’est pas le communisme. Les utopies communistes des Mably, des Jean-Jacques, des Morelly n’avaient de valeur que comme antithèse absolue à un état social où sous le nom de propriété règne le brigandage. Si la Révolution française s’était efforcée vers l’idéal égal de Jean-Jacques, de Mably, de Babeuf, elle n’y serait certainement pas parvenue car elle aurait rencontré toutes les résistances de la liberté et de la vie. Elle aurait dû concilier dans une large synthèse l’égalité sociale avec l’individualité, la spontanéité, l’initiative des citoyens, la sévérité de la justice et les richesses de la civilisation. Les systèmes communistes les plus extrêmes et, à nos yeux, les plus impraticables et les plus absurdes ne sont donc pas dans la Révolution française une quantité négligeable. Ils sont un des pôles, un des centres d’attraction entre lesquels la Révolution se mouvait, et on en peut constater l’influence croissante dans la courbe de la pensée et de l’action Révolutionnaires. Si cette pensée et cette action n’avaient pas été contrariées et refoulées par toutes les puissances de réaction coalisées sourdement au 9 Thermidor, si la courbe, au lieu de rebrousser, avait pu se prolonger et manifester toute sa loi, c’est à un socialisme très vivant et très varié, mais au socialisme que la Révolution eût abouti ; c’est un collectivisme très souple et très libéral, mais c’est le collectivisme qu’elle eût réalisé. Ce n’est point là une hypothèse, car toutes les forces de la Révolution, consciemment ou non, tendaient là, et il suffit de les continuer par la pensée, au-delà des réactions bourgeoises, cléricales et césariennes qui ont interrompu la Révolution pour les voir converger en un socialisme puissant, civilisé et humain.

Il y a dans l’histoire de la Révolution trois périodes qui sortent nécessairement l’une de l’autre, la période libérale, la période républicaine, la période socialiste, celle-ci écourtée et étouffée sous les événements. Les Constituants étaient des libéraux, mais c’étaient [des] royalistes. Ils abolissaient toutes les entraves à la liberté et ils ne sentaient point que la monarchie conservée [restait] comme l’entrave décisive, comme le lieu naturel de toutes les résistances à la liberté. Ils abolissaient tous les privilèges de naissance, de caste et de classe et ils commettaient l’imprudence et l’inconséquence de laisser à une famille le privilège immense de la royauté héréditaire. Supposez un moment que, par les divisions plus aiguës de la majorité [constituante], par la lassitude plus prompte du pays ému des désordres inévitables, par l’habileté plus grande du parti de la cour conseillé par Mirabeau, la Révolution ait été arrêtée plus tôt, et fixée, après les premières lois d’égalité et d’émancipation, après l’abolition du régime féodal et du despotisme royal, en une monarchie constitutionnelle et représentative. Supposez si vous voulez que le duc d’Orléans ait réussi dans ses intrigues, et qu’il ait, comme roi de la nation nouvelle, remplacé sur le trône Louis XVI, roi déchu de la cour ; supposez en un mot que 89 ait abouti à 1830 sans passer par 92 et 93 ; des théoriciens superficiels, des doctrinaires de la monarchie constitutionnelle affirmeraient que la Révolution française était monarchiste. Ils nous refuseraient à nous républicains le droit de nous réclamer de la Révolution, et il y a des sots qui foudroieraient au nom de la Révolution nos espérances républicaines comme il y a des sots qui foudroient au nom de la Révolution nos espérances socialistes. Ils pourraient, même avant l’abolition de la royauté, même avant la suspension du roi, même avant la Convention et la Législa[tive] [difficilement nier que] la Révolution française était républicaine. Les Constituants étaient républicains sans le savoir. Dire que le roi n’est que le délégué de la nation, investir la nation du droit souverain, c’est […] investir la nation du pouvoir souverain : c’est réduire [la] monarchie à une contradiction misérable : et, en croyant la conserver, la détruire.

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