Viols et violences sexistes : un problème majeur de santé publique

Quatre millions de femmes déclarent avoir été victimes de viols au moins une fois dans leur vie. Alors que les révélations sur les violences sexuelles se multiplient ces derniers mois, le professeur Michel Debout et la Fondation Jean-Jaurès ont souhaité disposer d’une enquête pour mesurer l’ampleur de ces pratiques dans la société française et pour mesurer leurs effets sur la santé des victimes. Retrouvez l’analyse de Michel Debout, Jérôme Fourquet et Chloé Morin.

L’enquête réalisée auprès de 2 167 femmes permet de dresser un premier état des lieux de la fréquence des différents comportements et attitudes sexistes et des violences sexuelles. Elle se focalise sur les cas de violences sexuelles les plus graves, à savoir le viol et leurs modalités (lieux, auteurs, âge des victimes…), et met en lumière leurs conséquences très lourdes et les séquelles durables sur les victimes.

Une majorité de femmes exposées aux violences sexistes

Retrouvez l’analyse de Chloé Morin : « Prévalence et conséquences des violences faites aux femmes » (Fondation Jean-Jaurès, 23 février 2018)

La fréquence d’exposition des femmes à différents comportements sexistes ou à caractère sexuel est élevée. 58% des femmes interrogées ont déjà été exposées à des comportements déplacés, 57% à des propositions dérangeantes et une sur deux à des insultes ou des remarques à caractère sexiste (50%). Il en va quasiment de même pour ce qui est des gestes grossiers à connotation sexuelle (45% des femmes y ont déjà été confrontées) et même des caresses ou des attouchements à caractère sexuel sans leur consentement (43%).

L’expérience de différents types de violences sexistes et sexuelles

La plupart des femmes concernées par ce type d’atteintes l’ont été de manière répétitive. Ainsi, plus du tiers des femmes déclare avoir été victime « de nombreuses fois » de comportements déplacés ou de propositions dérangeantes. 29% ont été « de nombreuses fois » l’objet d’insultes ou de remarques à caractère sexiste. 25% ont de nombreuses fois souffert de gestes grossiers, et 22% de caresses ou attouchements à caractère sexuel sans leur consentement. Enfin, 7% déclarent avoir été violées « une fois », mais 5% l’ont été « plusieurs » ou « de nombreuses » fois.

En outre, il est à noter que beaucoup de femmes ont été concernées par plusieurs types d’atteintes différentes ; par exemple, les femmes déclarant avoir été victimes d’attouchements à caractère sexuel sans leur consentement sont par ailleurs 40% à avoir été exposées à du cyber-harcèlement et 26% à avoir subi un viol. Plus des trois quarts d’entre elles ont déjà été victimes de comportements déplacés, de propositions dérangeantes, d’insultes à caractère sexiste ou de gestes grossiers à connotation sexuelle.

Les femmes ayant déjà été victimes d’un viol sont, quant à elles, encore plus exposées à l’ensemble des autres atteintes citées plus haut: 80 à 90% ont par ailleurs subi des comportements déplacés, propositions dérangeantes, insultes ou remarques à caractère sexiste, gestes grossiers à connotation sexuelle, caresses ou attouchements à caractère sexuel sans leur consentement… Six sur dix ont par ailleurs reçu des messages pornographiques par mail ou SMS.

Pour ce qui est des messages pornographiques adressés à travers des mails ou des SMS, on retient surtout leur prévalence en fonction de l’âge. En effet si 29% des femmes interrogées répondent avoir été exposées à ce type d’agression, le nombre passe à 43% chez les femmes âgées de moins de 25 ans, et à 47% – c’est-à-dire presque une femme sur deux – chez les étudiantes. On peut donc s’attendre, avec la place exponentielle prise par ces moyens de communication dans la société, et notamment chez les jeunes, à une augmentation importante de ces agressions dont le caractère humiliant est particulièrement perçu par les victimes et provoque un malaise, malaise recherché par l’auteur. La société est ainsi confrontée à un détournement d’usage (les violences sexistes n’en sont pas la seule manifestation) d’un outil de communication qui s’est généralisé.

Notre étude permet donc de mettre en lumière le caractère complexe, répétitif et cumulatif de ce type de violences chez les femmes concernées. Il s’agit là d’un élément fondamental à prendre en considération par les pouvoirs publics et associations appelés à traiter le problème.

En outre, il est à noter qu’il existe, au moins sur la plan déclaratif – ce qui impose d’imaginer que certaines normes sociales pourraient inciter certaines femmes à sous ou sur-déclarer leurs expériences dans cette enquête – un partage social et géographique des violences. Ainsi, il existe davantage de violences déclarées chez les habitantes de l’agglomération parisienne que dans les zones rurales : 72% de comportements déplacés, contre 51%, 64% de propositions dérangeantes contre 53% ; 58% d’insultes ou de remarques à caractère sexiste contre 44% ; 52% de gestes grossiers à connotation sexuelle contre 39% ; 48% d’attouchements ou de caresses contre 37%. En revanche, l’exposition aux SMS ou mails à caractère pornographique, tout comme le viol, est relativement uniforme sur le plan territorial.

Sur le pan social, il existe un plus grand nombre d’actes déclarés parmi les catégories supérieures que chez les catégories populaires, ce qui pourrait indiquer une moindre prévalence, mais aussi une certaine autocensure dans les milieux plus modestes. 69% des femmes appartenant aux CSP+ déclarent avoir été exposées à des comportements déplacés, contre 51% des CSP- ; 66% à des propositions dérangeantes, contre 54% chez les CSP- ; 60% des femmes CSP+ ont été exposées à des insultes ou remarques à caractère sexiste, contre 50% des CSP-… tous les actes testés démontrent une partition sociale identique. Le différentiel est cependant beaucoup moins marqué s’agissant du viol : 15% de femmes appartenant aux CSP+ déclarent avoir été violées, contre 11% des CSP-.

12% des femmes déclarent avoir déjà subi un viol

Si le fait le plus grave, à savoir la « pénétration sexuelle avec violence, contrainte ou surprise », définition qui correspond légalement à un viol, est heureusement le moins fréquent, les chiffres obtenus dans cette enquête sont néanmoins massifs. Parmi l’échantillon représentatif de 2167 femmes que nous avons interrogées, 12% d’entre elles déclarent avoir déjà subi ce que les textes définissent comme un viol ; dont une majorité (7%) une seule fois et 5% quelques fois ou plusieurs fois. Ce chiffre de plus d’une femme sur dix est tout à fait interpellant et se situe au-dessus de ce que d’autres enquêtes ont mesuré par le passé. Plusieurs hypothèses explicatives et commentaires peuvent être faits à ce propos. On peut penser, d’une part, que le contexte dans lequel cette enquête a été réalisée, marqué par de très nombreuses révélations de cas de violences sexuelles touchant tous les milieux et largement relayées par les médias, a généré un phénomène de prise de conscience ou permis la levée d’un tabou chez une partie des victimes. Ceci a pu, d’autre part, être favorisé par le mode d’interrogation que nous avons retenu pour cette enquête. Sur des sujets aussi sensibles et intimes que celui-ci, l’interrogation on line offre les meilleures garanties d’anonymat et ne génère aucune interaction avec un enquêteur (comme c’est le cas pour les sondages en face-à-face ou par téléphone) auquel il est souvent difficile de confier ce type d’informations.

Enfin, si ce chiffre de 12% de femmes ayant été victime d’un tel acte peut a priori paraître élevé, deux précisions complémentaires doivent être apportées. Il s’agit d’abord d’une recension portant sur l’ensemble de la vie des interviewées et non pas sur une période restreinte aux dernières années précédant l’enquête. Il faut donc prendre en compte ce que les statisticiens appellent un « effet de stock ». Les actes dont ces femmes ont été victimes ont pu se dérouler dans bien des cas il y a de très nombreuses années. Ainsi, seuls 19% des cas remontent à moins de cinq ans, quand 41% des faits ont été commis il y a plus de vingt ans et 24% entre dix et vingt ans.

L’ancienneté du viol subi

Toutefois, si deux tiers des cas ont été commis il y a plus de dix ans, il n’en demeure pas moins que ces faits ont marqué ces femmes et font souvent sentir leurs effets ou séquelles encore aujourd’hui, comme nous le verrons plus bas.

Par ailleurs, parallèlement à cet « effet de stock » qui aboutit à un nombre élevé de victimes, un autre élément nourrit également le décalage qui peut exister entre la réalité de l’étendue de ce phénomène et l’idée que le grand public peut en avoir. En effet, dans les représentations collectives, le viol renvoie souvent à une agression sexuelle commise par un inconnu souvent dans un lieu public (parking, rue, etc.). Or, comme on le voit au travers des résultats de cette enquête, ce type d’agression ne correspond qu’à une minorité des faits survenus. Beaucoup des viols sont commis par des personnes connaissant la victime (famille, entourage, conjoint) et souvent au domicile. Cet aspect du problème est moins couvert médiatiquement et moins associé dans les représentations collectives à la notion de viol. On range ainsi certains de ces actes dans le registre des violences conjugales ou de l’inceste par exemple. C’est parce que nous étions conscients du poids de ces stéréotypes associés au viol que nous avons à dessein préféré employer la formule légale et clinique de « pénétration sexuelle avec violence, contrainte ou surprise » qui permet de couvrir un champ nettement plus vaste que le terme générique de viol, encore une fois extrêmement lourdement connoté. L’analyse des résultats indique que la prévalence du viol est très stable selon les tranches d’âge, les milieux sociaux et les territoires. Il s’agit donc d’un fléau qui frappe, selon des modalités différentes, tous les compartiments de la société française.

Les victimes ne sont pas celles que l’on croit

Dans un cas sur deux, les femmes victimes de ce type d’agression sexuelle l’ont été au cours de leur enfance (17%) ou de leur adolescence (34%) contre 49% quand elles étaient adultes.

La période où est survenu le viol

Les femmes déclarant avoir été violées durant leur enfance l’ont été pour 54% par un membre de la famille, pour 15% par un membre de l’entourage et pour 13% par une personne du voisinage. L’agresseur appartient très majoritairement dans ce cas à l’environnement de proximité (familial ou autre), les viols par un inconnu ne représentant que 15% des cas de viols sur mineurs.

La nature de l’agresseur
Base : question posée aux femmes ayant été agressées par un seul individu, soit 93% de l’échantillon des femmes violées Ensemble des femmes ayant été victimes d’un viol  (%) La période à laquelle est survenu le viol (%)
L’enfance L’adolescence L’âge adulte
Votre conjoint 31 19 49
Un membre de votre entourage 19 15 22 17
Un agresseur inconnu de vous 17 15 18 17
Un membre de votre famille 16 54 13 6
Une personne du voisinage 8 13 14 3
Un élève ou un étudiant de votre établissement scolaire ou universitaire 6 11 4
Une personne ayant autorité sur vous 4 8 6 2
Un collègue de travail 2 1 3
TOTAL (*) (*) (*) (*)

L’implication des proches s’observe également lors de viols de femmes adultes. 49% des femmes ayant subi un viol à l’âge adulte incriminent ainsi leur conjoint, 17% un membre de l’entourage, 6% un membre de la famille contre 17% qui mentionnent un inconnu.

Les membres de l’entourage (familial ou amical) ou les conjoints constituent donc l’écrasante majorité des agresseurs sexuels. Les agresseurs inconnus des victimes (17% des cas), les personnes ayant autorité sur elles (4%) ou les collègues de travail (2%) sont également des profils qui se rencontrent mais ils sont statistiquement nettement moins nombreux. Cette réalité est sans doute en décalage avec les représentations collectives sur le sujet.

De la même façon, c’est le domicile qui ressort, et de loin, comme le lieu où sont commis le plus fréquemment ces agressions sexuelles (42%) loin devant la rue ou un lieu public (12%), les transports en commun (3%) ou le lieu de travail (2%).

Le lieu où le viol a été subi
Ensemble des femmes ayant été victimes d’un viol (%) Le profil de l’agresseur (%)
Le conjoint Un membre de la famille Un inconnu
Chez vous, à votre domicile 42 67 73 14
Dans un domicile privé, dans un hôtel 24 28 15 16
Dans la rue ou dans un lieu public 12 1 2 36
À l’occasion d’une activité (sportive, culturelle, associative) 5 1 2 7
Dans les transports en commun (trains, bus, métro, RER, etc.) 3 5
Sur votre lieu de travail 2 1
Dans un établissement scolaire ou universitaire 2 3
Dans un autre lieu 11 1 7 19
TOTAL (*) (*) (*) (*)

La prévalence du domicile est, assez logiquement, encore plus nettement affirmée quand l’auteur de la pénétration sexuelle avec violence, contrainte ou surprise se trouve être le conjoint (dans ce cas, 67% des viols ont eu lieu à domicile) ou un membre de la famille (73% des cas s’étant produit au domicile).

De la même façon, 55% des femmes ayant été victimes d’un tel acte à l’âge adulte déclarent l’avoir été chez elles et 49% pour ce qui est des femmes ayant été violées lors de l’enfance. Se dessine ainsi les contours d’un phénomène pesant très lourd dans l’ensemble des cas recensés : le viol domestique qu’il soit conjugal ou familial.

Typologies des viols en fonction des auteurs et de l’âge des victimes

Il ressort des données de cette enquête que la proximité avec l’auteur est l’un des éléments déterminants pour la réaction des victimes et les effets sur leur vie et leur santé.

17% des femmes victimes de viols ont été agressées par un inconnu

Il s’agit de la représentation habituelle du violeur en série qui peut provoquer l’effroi dans toute une population et qui sera suivie le plus souvent de la plainte de la victime. Celle-ci, au-delà du viol, subit une violence psychologique extrême avec la représentation de sa propre mort.

Une autre catégorie concerne des auteurs ayant un lien d’autorité avec leurs victimes ou un prestige personnel qui amène à une relation au départ confiante, mais qui va rapidement se transformer en un véritable calvaire. Ces situations dénoncées depuis l’affaire Weinstein ont été, grâce à la « libération de la parole », placées au cœur du débat public.

Ces situations sont peu fréquentes, mais les victimes imaginent souvent que leurs paroles ne pèseront rien face à la parole de ces personnalités prestigieuses et donc intouchables. Ces campagnes de dénonciation ont donc un effet libérateur dès lors que le caractère souvent multiple des victimes vient donner du crédit à la parole de chacune d’elle. #BalanceTonPorc (dénonciation d’une humiliation par une démarche humiliante) ou #MeToo ont certainement plus fait pour l’égalité femmes-hommes dans la société actuelle que certains combats féministes courageux, qui ont permis de progresser vers cet objectif humaniste qui traite à égal tous les êtres humains, quels que soient leur sexe et leur orientation sexuelle.

La grande majorité des situations de viol concernent des auteurs qui ont un lien avec leurs victimes

Dans ces cas, de loin les plus nombreux, la réalité du viol et de son vécu va largement dépendre de l’âge de la victime. Cela nous permet de dresser trois situations les plus couramment rencontrées.

Le viol des enfants

Leurs fréquences restent rares, mais elles vont marquer les victimes pour le reste de leur vie et leur bien-être personnels. Dans la grande majorité des cas, l’auteur est un familier, un parent (père, frère dans une relation incestueuse), un beau-parent ou un adulte dans l’environnement familial. En plus de leur caractère sexuel, ces violences vont en fait consister en une véritable trahison : l’adulte normalement protecteur et éducateur se transforme en agresseur. On est loin du violeur kidnappeur, qui malheureusement peut alors tuer la victime.

Nous sommes face à des comportements pervers de l’adulte qui trompe la confiance de sa victime en instaurant avec elle parfois une complicité malsaine à laquelle fait suite une emprise psychologique liée à son autorité familiale et sociale.

La honte, la crainte de ne pas être cru par son entourage, principalement sa mère ; le confinement relationnel dans laquelle vivent souvent ces familles et surtout la peur des conséquences d’une dénonciation vont être à l’origine d’un refoulement silencieux du traumatisme subi, mais qui aura des effets tout au long de l’existence, parfois même à longue distance.

Il n’est pas exceptionnel que l’aînée d’une fratrie de filles, qui ait pu accepter en silence le comportement incestueux d’un de ses parents ou le viol par un proche, décide de le dénoncer lorsqu’elle comprend que la sœur cadette va être à son tour victime des mêmes agissements.

Le viol des adolescents

Leurs auteurs se trouvent presque à égalité parmi les membres de la famille des proches ou des hommes du voisinage ; ils ne sont que 18% à être inconnus de leurs victimes. L’adolescence, on le sait, est l’âge des transformations physiques, psychologiques et sensorielles qui normalement éveillent la personne au désir et au plaisir du corps et à la recherche d’une relation amoureuse avec un partenaire.

Les auteurs vont jouer sur cet émoi et cette attente, et pourront profiter de la confusion émotionnelle de la victime pour l’agresser. Les agressions auront lieu au domicile, mais aussi dans un domicile réservé par l’auteur et plus rarement dans des lieux isolés, à l’abri de regard importun, facilitant le passage à l’acte.

Les effets de ces violences seront particulièrement manifestes au niveau de la sexualité future des victimes et de leurs relations avec les hommes.

Le viol de la femme adulte

Dans 70% des cas, l’auteur est le propre conjoint de la victime et l’agression s’inscrit très souvent dans une dégradation des relations de couples où la violence domine et devient parfois l’expression quasi unique des relations personnelles.

Ces situations complexes sont très fréquemment chronicisées, notamment lorsque la victime est socialement démunie et qu’elle n’imagine pas une autre issue pour sa vie personnelle, matérielle et sociale que d’accepter en silence, en ayant le souci très fréquent de protéger ses propres enfants de la violence paternelle.

On est dans une relation femme-homme fondée sur la domination et la violence qui se répète souvent de génération en génération, comme une fatalité liée au schéma culturel millénaire et à l’éducation transmise de génération en génération selon laquelle l’homme doit dominer et la femme subir.

Les victimes emmurées dans le silence

Si l’on parle d’une libération de la parole depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein, il semble que le silence sur de tels actes aient été jusque-là l’attitude la plus couramment suivie par les victimes. Seules 38% en ont parlé à un ou des proches.

Oui (%) Non (%) TOTAL (%)
Parlé à un ou des proches 38 62 100
Déposé plainte 15 85 100
Fait une main courante 13 87 100
Parlé à une association d’aide aux victimes 10 90 100
Fait établir un certificat médical de constatation 10 90 100

Signe d’un changement progressif de regard sur ce sujet hautement tabou, les jeunes générations semblent réagir davantage que leurs aînées et évoquent plus fréquemment leur viol à des proches ou se tournent davantage vers des institutions. 52% des victimes de moins de 35 ans en ont parlé à des proches contre 39% des 35-49 ans et 25% seulement des 50 ans et plus.

Recours à la justice : 15% des victimes portent plainte

On constate par ailleurs que le recours à la police et à la justice est plus fréquent parmi les femmes ayant été victimes d’un viol commis par plusieurs agresseurs. 39% d’entre elles (contre 13% des femmes ayant été violées par un seul agresseur) ont déposé plainte et 24% (contre 12%) ont fait une main courante. Mais même pour ces cas particulièrement graves, de telles démarches de la part des victimes demeurent donc nettement minoritaires. De la même façon, 18% des plus jeunes ont déposé une main courante, contre 12% des 35-49 ans et 9% des 50 ans et plus. On le voit, le fait de garder cet événement douloureux pour soi demeure encore très répandu y compris dans les jeunes générations. L’enquête nous révèle que lorsque les suites judiciaires ont lieu (15% des cas) et que la victime a pu dépasser cet emmurement dans le silence, l’auteur n’est condamné que dans 23% des cas alors qu’il ne reçoit aucune sanction dans 58% des plaintes.

Comment accepter cette distorsion majeure entre le nombre de femmes qui se vivent victimes d’un crime et la très faible reconnaissance par la justice du caractère pénal du comportement des auteurs ? Une telle distorsion doit interroger sur l’adéquation entre la réponse pénale, sa pratique et ses conséquences et la réalité des crimes qu’elle est supposée poursuivre et sanctionner. On voit bien que dans ces situations, l’appel à la libération de la parole des victimes est largement insuffisant pour leur permettre de se plaindre.

La rareté de la sanction des auteurs (c’était encore plus le cas avant 1980 lorsque le viol était défini comme le rapport vaginal forcé) est certainement dissuasive, en tout cas n’incite pas les victimes à faire une démarche auprès de l’autorité judiciaire. Il faut cependant remarquer et se féliciter de l’amélioration de l’accueil des victimes de violences sexistes au niveau de la police, gendarmerie et des enquêtes judiciaires ; des progrès ont manifestement eu lieu et il faut les poursuivre, mais cet accueil plus empathique ne règle pas à lui seul le problème.

Il nous faut nous interroger sur les freins personnels et relationnels, matériels et sociaux qui empêchent un grand nombre de victimes de se plaindre. Ce qui rend la plainte éprouvante pour la victime est moins la difficulté de se raconter devant les enquêteurs que les conséquences redoutées de cette démarche pour son avenir personnel, familial et social. Nombre de femmes, certificat médical en poche, ne se rendent pas au commissariat ou à la gendarmerie. Les violences physiques souvent multiples et répétées ne sont jamais isolées, elles sont accompagnées d’injures, de menaces, de négation de la victime en tant que personne respectable et qui ont pour suite logique le viol. Dans le cas de ces violences et viols conjugaux, la victime est en fait amenée à rendre public ce qui constitue sa vie personnelle, intime et sexuelle.

Ainsi, à la violence du viol vient s’ajouter la difficulté de s’en plaindre qui constitue une effraction de l’espace privé et intime de la victime, qui se sent alors dépouillée de tout ce qui préserve chaque être humain dans une partie de son existence relationnelle qui pourtant devrait être la plus riche sur le plan relationnel et sensuel. Mais au-delà de l’effraction de la sphère intime, il faut comprendre que la victime sera dans l’obligation de se plaindre de celui qu’elle a parfois aimé et qui est souvent le père de ses enfants. S’il est réduit à l’état de violeur, alors comment a-t-elle pu à ce point se tromper sur lui ?

À la dévalorisation provoquée par la situation de viol s’ajoute la dévalorisation liée à son manque de pertinence qui l’obligera souvent à mettre en avant les autres qualités de son conjoint et le fait que sa violence est souvent provoquée par des contraintes de vie dont il serait lui-même la victime. Cette ambivalence, il faut le comprendre, est paradoxalement nécessaire à l’équilibre psychique fragilisé de la victime et permet inconsciemment de préserver la représentation qu’elle a de ses propres enfants, qui deviendraient, sinon, les enfants d’un violeur et ne seraient en rien les enfants de l’amour.

On ne pourra progresser dans l’approche des viols conjugaux que dans la mesure où l’on comprendra la complexité des situations vécues ; les réponses sociales et relationnelles devront suivre.

De ce point de vue, l’éducation, la sensibilisation des garçons et des filles au respect mutuel et le refus de toutes ces violences dans les rapports humains est un enjeu essentiel qui dépasse d’ailleurs la question des violences sexistes.

Recours aux associations

Les associations font un travail remarquable et mettent en place un soutien global face à une situation, non seulement dégradée sur le plan psychique et relationnel, mais souvent sur le plan matériel et social. L’accueil en urgence de la victime et de ses enfants est nécessaire ainsi que pour son soutien dans les différentes démarches médicales, sociales et judiciaires. Les lieux d’hébergement de secours, la qualité de l’accompagnement des femmes par des professionnels aguerris à ces situations complexes permettent d’améliorer le sort de nombreuses victimes.

Le fait que 10% seulement de femmes victimes aient recours au soutien humain et professionnel des associations doit nous interroger cependant sur leur notoriété, notamment auprès des publics fragilisés. Beaucoup de ces associations, leurs professionnels et leurs bénévoles, agissent par une présence sur le terrain médico-social et judiciaire de façon à apporter une réponse au plus près des attentes des publics. Les associations peuvent être au cœur des différentes réponses plus institutionnelles de façon à favoriser une dynamique du soutien en insistant sur le fait que demander de l’aide n’est pas le signe d’une faiblesse personnelle, mais est la condition première pour sortir de la situation d’emprise dans laquelle elle se trouve, sans en avoir toujours une conscience claire. L’auteur, le conjoint, utilise son emprise pour maintenir sous sa coupe la victime.

Recours aux médecins

De la même façon (ceci confirmant l’idée que la grande majorité des victimes ne souhaitent pas ou ne parviennent pas à en parler autour d’elles ou à des professionnels de santé), 70% n’ont pas été suivies médicalement à la suite de cet acte de violence sexuel. 18% l’ont été par un psychologue, 12% par un psychiatre et 8% seulement par un médecin généraliste. Ce faible recours au médecin généraliste, qui est pourtant habituellement l’interlocuteur privilégié en matière de santé pour nos concitoyens, renseigne bien sur le statut très particulier des violences sexuelles.

Corollaire logique du faible recours aux professionnels de santé à la suite d’un tel acte, seule une infime minorité de victimes a fait l’objet d’une hospitalisation. 8% ont été admises dans un établissement de médecine ou de chirurgie générale ou en clinique psychiatrique et 7% dans un établissement psychiatrique spécialisé. Le taux d’admission dans une structure hospitalière est plus élevé (bien que toujours très minoritaire) parmi les jeunes générations. Il s’établit par exemple à 12% pour ce qui est d’un établissement de médecine ou de chirurgie générale chez les victimes de moins de 35 ans contre 1% seulement parmi les plus de 50 ans. On constate également que les jeunes femmes victimes ont davantage fait l’objet d’un suivi médical (pour 38% d’entre elles) que les plus âgées (seulement 23% parmi les 50 ans et plus), ces chiffres traduisant un lent changement de regard et de rapport sur le viol au fil des générations.

Le viol multiplie par 4 le risque de passage à l’acte suicidaire

Alors que le recours à un tiers ou à la médecine pour surmonter cette épreuve demeure encore très peu répandu, le traumatisme provoqué par les viols apparaît comme lourd et durable. Ainsi, il arrive à 81% des victimes de repenser à leur agression sexuelle. Pour une victime sur cinq (21%), elles y repensent même « régulièrement » et 26% de « temps en temps ». Près d’une femme victime d’un viol sur deux (47%) repense donc souvent ou de temps en temps à son agression. La rémanence ne semble guère s’altérer avec le temps puisque le taux est de 49% (réponses « régulièrement » + « de temps en temps ») parmi les femmes ayant été agressées il y a moins de cinq ans et encore de 42% auprès de celles qui déclarent avoir été agressées depuis plus de vingt ans.

Le traumatisme est donc tenace et profond et de tels actes font sentir leurs effets sur les victimes des années durant. C’est particulièrement le cas lorsque le viol a eu lieu sur de très jeunes victimes. 35% des femmes ayant été agressées durant leur enfance y repensent « régulièrement », contre 21% de celles ayant subi un tel acte à l’adolescence et 17% pour les victimes qui étaient adultes au moment du viol.

On constate également que les femmes qui ont été abusées sexuellement par un membre de leur famille y repensent plus régulièrement (41%) que celles qui l’ont été par leur conjoint (19%) ou par un inconnu (19%).

Dans ce contexte, on observe que bon nombre de femmes victimes ont recours à un traitement médicamenteux pour surmonter cette épreuve. Parmi les femmes qui ont été soumises à un viol il y a moins de cinq ans (et pour lesquelles le souvenir de la prise de médicaments est sans doute plus frais), 35% ont eu régulièrement recours à des antidépresseurs, 16% à des anxiolytiques et 13% à des somnifères, une partie d’entre elles prenant plusieurs types de médicaments. Au total, parmi les victimes les plus récentes (moins de cinq ans), 43% ont eu régulièrement recours à un traitement médicamenteux.

Non seulement les femmes victimes repensent plus ou moins régulièrement à ce douloureux épisode, mais cet acte altère également souvent leur vie. On mesure ainsi un effet sur le bien-être et le moral de ces femmes. Alors que 81% de l’ensemble des femmes se disent satisfaites de leur vie en général, ce n’est le cas que de 69% des femmes ayant été victimes d’un viol (soit un écart de 12 points). À titre de comparaison, les femmes qui ont été victimes d’attouchements se disent satisfaites à 76%, soit un niveau proche de la moyenne (81%). Le viol a donc un impact particulier par rapport aux autres formes d’agressions sexuelles. Le même impact différencié s’observe pour ce qui est du niveau de satisfaction sur sa vie sentimentale : 73% de l’ensemble des femmes se disent satisfaites contre 67% de celles qui ont été victimes d’attouchements et seulement 58% pour les femmes ayant été victimes d’un viol (soit un écart de 15 points avec la moyenne). On constate également un écart significatif de 10 points concernant la satisfaction sur sa sexualité : 70% parmi l’ensemble des femmes contre 60% seulement parmi les femmes ayant subi un viol.

Très concrètement, le fait d’avoir été confrontées à ce type d’agression a des conséquences sur les relations que ces femmes entretiennent avec les hommes en général. Pour deux tiers d’entre elles (66%), cet acte a des effets importants (et même « très importants » pour un tiers d’entre elles, 32%) sur leurs relations avec les hommes en général. Seul un tiers ne déclare que des effets « peu importants » ou « pas importants du tout » en la matière. Avoir subi un tel acte ne laisse donc pas indemnes les femmes même des années plus tard. 62% des femmes ayant été agressées il y a plus de vingt ans indiquent que cela a encore des effets importants sur leurs relations avec des hommes.

Il en va de même pour ce qui est de la sexualité des femmes concernées. 63% d’entre elles indiquent en effet ressentir des effets très importants (32%) ou assez importants (31%) de leur viol sur leur sexualité, un gros tiers (37%) seulement déclarant ne ressentir que des effets peu importants ou pas importants du tout. À l’instar de ce que l’on a observé précédemment, ces effets continuent de se faire sentir très longtemps après les faits : 63% des femmes ayant été victimes d’un viol il y a plus de vingt ans disent encore ressentir des effets sur leur sexualité. Les séquelles en la matière sont les plus lourdes pour les femmes qui ont été violées au cours de leur enfance (76% en ressentent des effets importants sur leur sexualité) et/ou par un membre de leur famille (77% de citations).

Ce mal-être que ressentent les femmes victimes peut déboucher sur une fragilité psychologique importante, voire sur un état d’esprit suicidaire. Ainsi, 38% de ces femmes victimes d’un viol ont déjà sérieusement envisagé de se suicider contre 22% des femmes en moyenne, soit un écart de 16 points, ce qui est statistiquement très significatif. Cela d’autant plus que ce différentiel se situe sur les items « oui, assez souvent » et « oui, à plusieurs reprises » qui sont cités par 24% des femmes ayant déjà été victimes d’un viol contre seulement 7% dans l’ensemble de la population féminine. La fréquence des intentions suicidaires sérieuses est donc 3,5 fois plus élevée parmi les victimes d’un viol que pour l’ensemble des femmes. On mesure ici une nouvelle fois l’ampleur des séquelles et des dégâts causés par ces actes sur la vie de ces femmes.

Le rapport au suicide parmi les femmes ayant été victimes d’un viol et dans l’ensemble de la population féminine
Ensemble des femmes ayant été victimes d’un viol (%) Comparaison Ensemble des femmes
Janvier 2016 (%)

A déjà fait une tentative de suicide

21 5

Oui, plusieurs fois

10 1

Oui, une fois

11 4

N’a jamais fait de tentative de suicide mais l’a déjà sérieusement envisagé

17 17

N’a jamais fait de tentative de suicide ni envisagé sérieusement

62 78

TOTAL

100 100

L’analyse détaillée des résultats de l’enquête fait apparaître que ce sont les viols survenus au cours de l’enfance ou de l’adolescence qui sont les plus traumatisants. Ainsi, 30% des femmes ayant subi une pénétration sexuelle, avec violence, contrainte ou surprise durant leur enfance ont déjà sérieusement pensé « assez souvent » (11%) ou « à plusieurs reprises » (19%) à se suicider, soit un total de 30% d’entre elles. Cette proportion s’établit à un niveau quasiment aussi élevé (28%) pour les femmes ayant subi un tel acte à l’adolescence et s’avère moins forte (19%, soit un niveau néanmoins nettement plus important que pour la moyenne des femmes : 7%) parmi celles qui en ont été victimes à l’âge adulte.

Assez logiquement au regard des chiffres qui précèdent, on observe également une très nette prévalence des tentatives de suicide dans notre échantillon. 21% des femmes ayant déjà été victimes d’un viol contre seulement 5% de l’ensemble des femmes ont déjà fait une tentative de suicide. Le viol augmente donc par 4 le risque de tentative de suicide. Les chiffres sont même encore plus inquiétants si l’on considère les personnes ayant commis plusieurs tentatives de suicide. 10% des femmes ayant été victimes d’un viol ont déjà plusieurs fois tenté de se suicider contre seulement 1% en moyenne dans l’ensemble de la population féminine. Le facteur multiplicateur est ici de 1 à 10, ce qui témoigne des dégâts psychologiques très lourds que causent les viols sur les femmes qui en sont les victimes.

Les médecins, psychiatres, psychologues, les bénévoles associatifs doivent connaître ces données : une femme qui répète un passage à l’acte suicidaire a un risque majeur d’avoir subi un viol dans sa vie.

Prévenir le viol et les violences sexistes, c’est aussi prévenir le risque suicidaire

Avec près de 10 000 morts (plutôt masculines) et 200 000 tentatives (le plus souvent féminines), le suicide est une question majeure de santé publique et notre enquête montre de façon alarmante que la prévention du suicide passe par une meilleure prise en compte des violences sexistes, des viols, et rend nécessaires l’accompagnement et le soutien des victimes.

L’Observatoire national du suicide, créé en 2013, doit considérer comme une cause prioritaire la meilleure connaissance des effets des viols sur la santé mentale et globale sur le risque suicidaire des victimes.

Les services d’urgences, les médecins traitants doivent être alertés sur cette réalité : la tentative de suicide ne concerne pas que les adolescentes qui expriment leur mal-être générationnel, mais les femmes tout au long de leur vie, qui expriment à travers cet acte leurs souffrances psychiques liées à un viol. Cette expression peut être distante de plusieurs décennies après leur agression. Les services de médecine légale où sont réalisés les certificats de constatation nécessaires pour une plainte de viol doivent avoir les moyens d’un véritable suivi psychologique en relation avec les autres services et les associations de façon à ne pas renvoyer les victimes, après leurs examens, à leur solitude, à leur honte et leur détresse.

Les victimes doivent pouvoir retrouver une sérénité dans leurs relations intimes, affectives et sociales avec les hommes ; elles doivent savoir que le violeur ne leur ôtera jamais leur dignité.

Il s’agit de construire une société qui ne soit plus fondée sur la domination de quelques-uns et la soumission des autres ; qui ne confond plus violence et rapport humain, une société qui permet à chacune et chacun de se vivre digne de respect.

Méthodologie : enquête de la Fondation Jean-Jaurès réalisée avec l’institut de sondage Ifop auprès d’un échantillon de 2167 femmes âgées de 18 ans et plus, entre le 6 et le 16 février 2018.

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