« Work in progress » : dix ans après, les Printemps arabes ne sont pas finis

Dix ans après la chute du régime de Ben Ali qui marquait le début des Printemps arabes, Louis-Simon Boileau, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient et membre de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation, rappelle l’évolution des pays concernés par ces mouvements mais aussi les changements géopolitiques régional et international. Il analyse également la transformation du processus enclenché par les Printemps arabes et sa poursuite, tel un « work in progress ».

 

Dix ans après les premières mobilisations en Tunisie, est-il possible de conclure à l’échec des Printemps arabes ? Répondre à cette question de manière trop affirmative constituerait probablement une erreur à triple titre. D’un point de vue théorique, la réussite ou l’échec d’un fait politique et social aussi majeur et complexe dépend des variables retenues et de l’échelle de comparaison. Dans une perspective plus politique, l’histoire s’écrit dans le mouvement, et une approche déterministe et statique des Printemps arabes n’aurait que peu de sens. Enfin, moralement, un regard trop euro-centré ne devrait ni condamner ni encenser la manière dont des sociétés se saisissent collectivement de leur destin.

C’est pourquoi il semble plus juste d’affirmer que les Printemps arabes ne sont ni une réussite, ni un échec : ils ne sont pas finis.

Des facteurs internes : les causes de la (non)-démocratisation arabe

La plupart des analyses récentes insistent cependant sur leurs échecs. Pour The Economist, les sociétés d’Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont globalement moins libres qu’il y a dix ans et les dictatures se sont réaffirmées, notamment en Égypte et en Arabie Saoudite. Les guerres en Libye, en Syrie et au Yémen directement liées à la déstabilisation des régimes en place ont durablement fait prospérer le djihadisme dans la région. La perspective des conséquences économiques et sociales de la pandémie de la Covid-19 ne laisserait rien augurer de positif à terme.

Quelques semaines avant les premières mobilisations de 2010, le grand politologue spécialiste des processus de démocratisation Larry Diamond publiait un article intitulé « Pourquoi n’y a-t-il pas de démocraties arabes ? ». Il identifiait alors trois variables pour expliquer cette « exception » arabe.

Le poids de la culture et de la religion

Les sociétés arabes ne seraient pas aptes à devenir des démocraties du fait du poids des normes sociales et culturelles liées à l’islam. Cette thèse culturaliste très en vogue a alimenté à la fois le discours des détracteurs de l’islam politique – dans une logique du choc des civilisations – et celui de ses partisans pour contester l’influence des normes démocratiques libérales occidentales.

Premièrement, la demande d’institutions démocratiques est fortement partagée au sein des opinions publiques arabes. Plus de 75% des Palestiniens, Marocains, Algériens, Libanais, Tunisiens et Jordaniens interrogés en 2019 dans l’étude de l’Arab Barometer déclarent que la démocratie est le meilleur système de gouvernement, avec une augmentation de cette part entre 2013 et 2018. En revanche, ils restent plus mitigés sur la capacité des sociétés arabes à être prêtes pour la démocratie : ils ne sont plus que 28% à le penser en Tunisie, et 58% en Algérie.

Deuxièmement, contrairement à une idée reçue, l’influence de la religion recule au sein des populations arabes. En 2013, 51% déclaraient avoir confiance dans leurs leaders religieux : ils n’étaient plus que 40% en 2018. Sur la même période, la confiance dans les partis islamistes a reculé de 35% à 20%. Dans le même temps, la part de ceux se déclarant « non religieux » a augmenté de 8% à 13% (avec un record régional pour les Tunisiens qui sont un tiers à se déclarer non religieux). La situation est cependant plus nuancée chez les jeunes générations qui marquent un regain de religiosité, en particulier en Égypte, au Yémen, en Tunisie et en Irak.

Troisièmement, le conservatisme en matière d’égalité de genre est plus mitigé que l’image que nous en avons. Toujours selon l’Arab Barometer de 2019, une très large majorité des jeunes arabes déclarent que les femmes devraient avoir le même droit de divorcer que les hommes, les moins ouverts étant les jeunes Soudanais (seulement 46% favorables) et les jeunes Égyptiens (55%). Mais l’égalité de genre est très nettement refusée en ce qui concerne par exemple l’égalité dans l’héritage. Seuls les jeunes Libanais acceptent à plus de 62% le principe, contre 24% des jeunes Tunisiens, 18% des jeunes Algériens et seulement 8% des jeunes Palestiniens.

La structure économique et sociale des sociétés

L’absence d’une classe moyenne suffisamment développée, la dépendance aux rentes pétrolières, le poids de l’économie administrée héritée des régimes socialistes arabes, la corruption, la privatisation des États dans les années 1980, etc. : autant de facteurs mis en évidence dans la littérature académique pour justifier des freins à l’émergence de démocraties libérales.

Dans la dernière décennie, la situation des six pays ayant connu des révolutions ou des révoltes significatives (Bahreïn, Égypte, Libye, Syrie, Tunisie, Yémen) est loin de s’être améliorée. Le Council on Foreign Relations relève que le revenu par habitant a fortement chuté dans les trois pays en guerre (Libye, Syrie, Yémen) et est resté le même au Bahreïn, en Égypte, et en Tunisie. Autre indicateur négatif : le chômage des jeunes a augmenté dans l’ensemble des pays concernés, passant de 30 à 35% en Tunisie et de 24% à 33% en Égypte.

Les indicateurs de corruption montrent par ailleurs une très nette dégradation de la situation au Bahreïn, en Libye, en Syrie, et au Yémen, une situation inchangée en Égypte, ainsi qu’une légère amélioration en Tunisie.

La persistance des régimes autoritaires

En matière de libertés publiques et individuelles, seule la Tunisie a réellement connu une transformation significative. Le Freedom House Index, qui calcule le degré de libertés civiles et de droits politiques, donne un score de 70 (sur 100) à la Tunisie, contre à peine 23 en 2011. De même, le score en matière de liberté d’Internet est passé de 19 (sur 100) en 2011 à 64 en 2020.

C’est en Égypte que la situation s’est dramatiquement aggravée pour les libertés publiques, avec 26 journalistes emprisonnés à ce jour, et un indicateur de liberté d’Internet qui a régressé de 46 à 26.

Des facteurs externes : le retour du « grand jeu » des puissances

La décennie écoulée a été marquée par l’accroissement des tensions géopolitiques. Sur fond de conflits libyen, syrien et yéménite, les puissances régionales et internationales se sont livrées à une profonde bataille d’influence.

Le réalignement des alliances

Les puissances régionales ont fortement contribué à étouffer les contestations populaires et empêcher les changements de régime. Les dix dernières années ont vu le réchauffement du conflit entre l’Arabie Saoudite et ses alliés les Émirats, avec l’Iran. Cette nouvelle donne a structuré en grande partie les dynamiques politiques et militaires en Syrie et au Yémen. Le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire iranien en 2018 couplé au retour des sanctions économiques, ainsi que l’assassinat il y a un an de l’emblématique général Qasem Soleimani chef des forces Al-Qods, a fortement affaibli l’influence iranienne.

Pour l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères Shlomo Ben-Ami, le principal changement diplomatique de ces dernières années est le rapprochement de pays arabes avec Israël, pour contrer la puissance iranienne. Le Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Maroc et le Soudan ont normalisé dans les derniers mois leurs relations avec l’État hébreu. En 2021, une officialisation des rapprochements entre Israël et l’Arabie Saoudite constituerait un changement fondamental dans la région.

Autre sujet d’interrogations : les rapports de force entre les puissances du Golfe. La rivalité qatari-saoudienne cristallise les tensions depuis 2017, et se répercute indirectement dans le conflit libyen. Guido Steinberg, du think tank allemand SWP (Stiftung Wissenschaft und Politik), insiste sur l’importance croissante des Émirats dans la region. Principaux alliés de l’Arabie Saoudite depuis le début des Printemps arabes et leur intervention conjointe pour sauver la monarchie des Khalifa à Bahreïn, ceux-ci ont considérablement gagné en poids et en influence sur la scène régionale. Contrairement à leur allié saoudien principalement orienté vers la menace iranienne, les Émirats sont tournés vers la lutte contre l’islamisme politique et notamment l’influence des Frères musulmans.

La montée en puissance de la Turquie

Le second paramètre à surveiller de près sera le nouveau rôle diplomatique et militaire que la Turquie entend jouer dans la région. En 2020, la Turquie a accentué son influence dans son environnement extérieur direct en étant la principale puissance dans le nord de la Syrie, en réactivant la conflictualité avec la Grèce et Chypre en Méditerranée orientale, en devenant un acteur clé dans la résolution du conflit en Libye et le protecteur de l’Azerbaïdjan dans son intervention au Haut-Karabagh.

La Turquie peut compter sur un soft power important dans la région. Recep Tayyip Erdogan est le dirigeant étranger préféré des jeunes arabes, selon l’étude de l’Arab Barometer de 2019 précitée, et c’est de la Turquie que ces derniers souhaiteraient très majoritairement voir leurs dirigeants nationaux se rapprocher.

Pour la chercheuse turque Asli Aydıntaşbaş de l’ECFR (European Council on Foreign Relations), la volonté d’Erdogan de jouer une partition autonome sur la scène internationale se heurte néanmoins à ses capacités économiques fragiles et à une stabilité politique interne incertaine depuis la tentative de coup d’état en 2016. L’année 2021 sera probablement celle de la confirmation de son nouveau rôle régional.

La grande absence de l’Europe et de la France

Les Printemps arabes ont durablement changé la politique européenne, comme le souligne l’éditorialiste Anchal Vohra dans les pages de Foreign Policy. Principalement en raison de la question migratoire et terroriste, les pays de l’Union européenne, et en premier lieu la France, ont renoué avec le paradigme de la « stabilité » qui avait caractérisé leur diplomatie à l’égard des dictatures arabes jusqu’en 2011.

La récente visite du président égyptien Al Sissi à l’Élysée, décoré de la Légion d’honneur, en est la dernière incarnation. Alors même que les premières prises de position du président Emmanuel Macron pouvaient augurer une nouvelle approche de la politique étrangère française dans la région (caractérisée par un fort activisme sur le dossier libyen, sur la crise au Liban et sur les dénonciations de la colonisation en Algérie), trois ans plus tard force est de constater que ce dernier s’inscrit dans les pas de ses prédécesseurs en pratiquant la diplomatie du « grand écart » entre un discours « droit-de-l’hommiste » et une realpolitik fondée sur le soutien aux régimes dictatoriaux et aux pétromonarchies par le biais des ventes d’armes.

L’espoir existe : pourquoi les Printemps arabes vont se poursuivre

Les Printemps arabes ne sont pas terminés. Pour le journaliste et écrivain algérien Adlen Meddi, il faut en finir avec cette « logique du score final du Printemps arabe » et observer comment les mobilisations émergent partout dans la région.

La résilience des mouvements sociaux et citoyens

En 2019, au Soudan et en Algérie, les manifestations ont conduit à un remplacement des dictateurs. En Irak et au Liban, de larges manifestations débutées à l’automne 2019 ont conduit à la démission des Premiers ministres en poste. Elles pourraient être réactivées dans les prochains mois.

La journaliste Megane O’Tool, qui suit les pays de la région depuis de nombreuses années, retient cinq leçons pouvant inspirer les futures mobilisations. En premier, la barrière psychologique de la peur a été brisée : les régimes autoritaires perçus comme inamovibles sont faillibles et les mobilisations de la population peuvent les renverser. Deuxièmement, la prise de contrôle de l’espace public est une dimension fondamentale des mouvement sociaux. Les populations ont trop longtemps été exclues de l’espace public et décident de reprendre les places et les rues pour s’organiser. Troisièmement, les forces sociales ont mûri et se sont organisées. Des mobilisations spontanées de 2011, sont nés des mouvements activistes, un savoir-faire militant, des réseaux transnationaux et de l’échange d’information sur les réseaux sociaux. Les mobilisations nationales dans un pays se nourrissent des mots d’ordre et des types de lutte voisines. Quatrièmement, l’impatience du changement instantané a cédé la place à la prise de conscience d’un changement sur la durée. C’est notamment perceptible dans la manière dont les manifestants du Hirak algérien pensent leur mobilisation. Cinquièmement, la résilience a remplacé la résistance : tenir bon dans le temps, ne pas perdre de vue l’objectif final et être en capacité de se mobiliser.

La Tunisie toujours debout

Parmi les trois facteurs que Larry Diamond considérait en 2010 comme pouvant permettre une démocratisation de la région, il y avait l’émergence d’un modèle démocratique pour toute la région. C’est le cas de la Tunisie qui, malgré les tensions politiques et économiques, a maintenu un processus électoral démocratique en octobre 2019.

Le sociologue Aziz Krichen analyse l’évolution du débat démocratique tunisien depuis 2011 comme une lente maturation. Fortement imprégnée du débat identitaire et religieux au début, la Tunisie est progressivement en train de « sortir de l’âge théologique pour entrer dans l’âge politique ». Les questions sociales et économiques, qui recouvrent des clivages différents de l’opposition entre modernistes et islamistes, émergent au cœur de l’agenda politique jusqu’alors en profonde déconnexion avec la réalité sociale des populations tunisiennes.

L’annonce par le président Saied d’un dialogue national, composé de l’ensemble des forces politiques et sociales du pays et censé trouver les bases d’un consensus de gouvernement et une feuille de route pour sortir de la crise politique qui paralyse le pays depuis les dernières élections, peut constituer un nouveau moment majeur pour la Tunisie démocratique.

Un nouvel agenda américain dans la région ?

La politique étrangère de la nouvelle administration Biden peut avoir des incidences réelles sur l’évolution de la situation en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Les chercheurs de l’ECFR en identifient trois principales. Contrairement à Donald Trump, Joe Biden sera plus enclin à trouver un compromis sur le nucléaire iranien, et essayer de revenir à la situation antérieure. Une majorité au Sénat sera alors indispensable pour lui permettre de mener à bien cette diplomatie.

Avec l’Égypte, Joe Biden souhaitera probablement là aussi revenir sur l’idylle menée par Donald Trump avec le général Al Sissi, en adoptant une position plus critique vis-à-vis de la situation des droits de l’homme. L’importante aide financière bilatérale américaine à l’Égypte pourrait constituer le levier de pression le plus important.

Enfin, l’éradication des groupes djihadistes en Syrie et en Irak devrait constituer une priorité de politique étrangère, conduisant Joe Biden à revenir, dans une certaine mesure, sur la politique de désengagement militaire de son prédécesseur. L’attitude plus agressive du Parti démocrate américain à l’égard de la Russie pourrait aussi reconfigurer le rapport de force régional. 

Une inconnue : les conséquences de la pandémie

Difficile d’anticiper quelles seront les conséquences de la pandémie sur la situation économique, sociale et politique des pays du monde arabe. Un indicateur en particulier est à surveiller en 2021 : l’évolution des cours du pétrole et du gaz. L’année 2020 a été marquée par une chute historique du prix du baril, conduisant à de multiples tensions entre les pays membres de l’OPEP au printemps 2020. Depuis, si la forte contraction du commerce et de la mobilité internationale maintient la demande à un niveau inférieur, les cours ont retrouvé une tendance haussière et les prévisions pour l’année qui vient sont optimistes.

Néanmoins, une dégradation de la pandémie pourrait plonger les pays dépendants de la rente pétrolière dans une situation de crise. C’est le cas notamment de l’Algérie déjà fortement fragilisée. La place de la rente dans le maintien des régimes autoritaires constitue le facteur décisif pour Larry Diamond, qui voyait dans une baisse régulière et prolongée des prix du pétrole le game changer le plus important pour permettre une démocratisation.

À moyen et long terme, la pandémie aura probablement comme effet de bouleverser le rapport à la mondialisation, aux échanges et à la mobilité, et peut-être réduire la dépendance aux hydrocarbures. Cette nouvelle donne pourrait jouer en faveur d’une transformation profonde des modèles économiques des pays rentiers.

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