Penser l’Europe à 35 dans un monde à refaire

Dans un monde en recomposition et un contexte international instable, comment se place l’Union européenne en tant qu’entité géopolitique ? Florent Marciacq, co-directeur de l’Observatoire des Balkans de la Fondation, nous invite, dans la perspective des élections européennes de juin prochain, à penser l’Union à 35 et voit l’élargissement comme la condition de son affermissement stratégique.

Les bouleversements actuels sur la scène internationale creusent des vulnérabilités en Europe, auxquelles le repli sur la nation ne saurait répondre. La défense des sociétés européennes passe par un changement d’échelle et l’affermissement d’une Europe-puissance autonome et fédérée, maîtresse de sa géopolitique. L’élargissement de l’Union participe de cet affermissement stratégique, à condition toutefois de penser l’Europe à 30 ou 35 au travers d’un appel aux peuples d’Europe et de l’affirmation du projet européen dans sa finalité politique et territoriale. Le défi est générationnel, puisqu’il s’agit d’amener les Européens à habiter la géographie européenne, à lui donner corps et unité. Relever ce défi implique un changement de méthode et de nouvelles aspirations, auxquelles la France, dépositaire d’une responsabilité particulière, se doit de contribuer. 

Un monde en recomposition 

L’effondrement de l’Union soviétique, loin d’annoncer la fin de l’Histoire, a entraîné le monde dans un processus incertain de réagencement des rapports internationaux. Les bienfaits illusoires de la globalisation débridée, initialement promue par les États-Unis et l’Union européenne (UE), ont fait long feu. Ce qui apparaissait comme un nouvel ordre mondial en gestation, avec ses institutions internationales garantes de la paix, ses démocraties triomphantes, ses économies en croissance, ne fut peut-être qu’un intermezzo sur une partition agitée. 

Au cours des deux dernières décennies, la succession des crises économiques, migratoires, sanitaires et sécuritaires a contraint l’Europe à naviguer à vue. Mais derrière celles-ci se dessinent de puissantes lames de fond. La crise du multilatéralisme, incarnée par l’impossible réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, s’est aggravée, et fait désormais chanceler les espoirs que se bâtisse un système international fondé sur le respect des règles et du droit international. L’invasion en deux temps par la Russie, de l’Ukraine en 2014 puis 2022, suivie de celle, tout aussi illégale, de l’Arménie par l’Azerbaïdjan en 2023, et enfin, de celle de la Palestine par Israël illustrent avec banalité le mépris dont jouissent les instances de gouvernance internationale. 

Si l’Occident, à commencer par les États-Unis, a contribué à l’érosion du système qu’il a lui-même bâti, les puissances rivales se sont engouffrées dans la brèche, avec comme volonté commune la contestation des principes humanistes le régissant, de l’universalisme et de la légalité internationale. Cette contestation prend son envol dans le Sud global, mais elle trouve un écho inespéré parmi les contempteurs de la démocratie, aux États-Unis, sous la férule de Donald Trump, et en Europe (Hongrie, Slovaquie, Serbie, Allemagne avec l’AfD, Autriche avec le FPÖ, France avec le Rassemblement national, etc.).

Leur montée en puissance, qui se nourrit de la critique du capitalisme sans visage, du repli communautaire et de la peur du déclassement, sonne le glas de la troisième vague de démocratisation sur la scène internationale. Avec elle s’opère un reflux des droits fondamentaux, à la faveur de la révolution numérique et des régimes d’exception sans cesse prorogés, sous couvert de lutte contre le terrorisme. Les élections américaines de novembre prochain renforceront sans doute la tendance. Pour la dix-septième année d’affilée, les démocraties dans le monde sont en net recul1« Global freedom declines for 17th consecutive year, but, May be approaching a turning point », Freedom House, 9 mars 2023..

Dans ce monde en recomposition, les alliances entre nations en prennent un coup. Les États-Unis, allié historique des Européens, ont signifié le basculement de leur pivot stratégique vers l’Indopacifique. Ils y forgent de nouvelles alliances – Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), AUKUS (alliance regroupant l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis), etc. –, en l’absence des Européens (le Global Britain – stratégie déployée par le Royaume-Uni en matière de politique étrangère – faisant figure d’exception). L’objectif qui prévaut est de contenir l’essor économique, technologique et militaire de la Chine, dont les ambitions globales ne cessent de s’affirmer. 

La Chine a achevé son troisième porte-avions en 2022 et lance désormais plus de fusées que toute autre nation spatiale. Elle ambitionne de devenir un leader technologique et militaire global d’ici 20492Voir « Indo-Pacifique : la Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions militaires ? », Radio France, 29 décembre 2023.. Au travers de ses nouvelles routes de la soie (maritimes, terrestres, numériques), elle renforce son étreinte en Asie du Sud-Est, en Afrique, et conforte son entrisme en Russie, dans le Caucase et même en Europe – tout particulièrement en Serbie. La Chine équipe déjà 40% des réseaux de télécommunications mondiaux3Agence Écofin, « Huawei, leader du marché mondial de l’équipement LTE », 29 août 2013. et cible les infrastructures critiques de nombreux pays. Ce n’est pas un hasard si l’île de Taïwan, point focal de la rivalité sino-américaine, est un producteur-clé de microprocesseurs sophistiqués essentiels au développement technologique mondial.

Accaparée par l’insécurité en Europe et la situation sur son flanc oriental, l’OTAN rechigne à suivre les États-Unis dans leur politique d’endiguement de la Chine. À terme, l’OTAN court donc le risque de voir les États-Unis se désengager d’Europe avant même que ne se dessine une nouvelle architecture de sécurité sur le continent4Valentine Pasquesoone, « Déclarations de Donald Trump sur l’Otan : l’Europe serait-elle capable d’assurer sa défense seule, sans le soutien des États-Unis ? », France Info, 16 février 2024.. Malgré la guerre en Ukraine, les États-Unis comptent deux fois plus de soldats déployés dans l’Indopacifique qu’en Europe5« Number of Military and DoD Appropriated Fund (APF) Civilian Personnel By Assigned Duty Location and Service/Component (as of December 31, 2023) », Defense Manpower Data Center, 7 février 2024.. Puissance velléitaire, l’Union peine à s’affirmer dans sa propre géopolitique, et plus encore dans le monde en recomposition. 

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Une Europe vulnérable, mise au défi de la puissance

L’Europe n’est pas en reste. Elle assiste à la transformation à vive allure de sa propre géographie, de ses propres imaginaires. L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 marque la fin de l’âge de l’innocence d’une Union européenne bercée d’illusions. 

Le doux commerce cher à Montesquieu n’a pas permis d’éviter la guerre – il l’a seulement rendue plus coûteuse. L’Europe pensée comme construction post-territoriale, post-westphalienne6Adjectif désignant l’effacement des souveraineté territoriales et la diffusion de l’autorité gouvernementale au profit de système de gouvernance partagée., utopie pour certains, dystopie pour d’autres, n’existe qu’à Bruxelles – car c’est pour le contrôle de territoires que la guerre fait rage. Les appels à l’unité contre l’ennemi (russe), moment schmittéen7En référence à Carl Schmitt, juriste sous le IIIe Reich, philosophe, penseur de l’État fort et de la théorie « ami-ennemi ». par excellence, n’ont pas oblitéré les intérêts nationaux des États membres (l’Autriche et la Hongrie, par exemple, s’approvisionnent toujours en gaz russe et la Serbie n’applique pas de sanctions contre la Russie). L’externalisation de la sécurité européenne, avec les États-Unis comme unique pivot, a certes favorisé l’intégration économique du continent, mais elle a dans le même temps inhibé les Européens dans leur projet d’unification politique. Enfin, la puissance normative, dont s’est enorgueillie l’Union au cours des années 2000, n’a guère permis de façonner un voisinage stable, démocratique et bien gouverné. 

Cette prise de conscience, qui s’affine à mesure que se disloque l’ordre de sécurité européen, lève le voile sur les vulnérabilités stratégiques de l’Union. Sur le plan sécuritaire tout d’abord, l’Union peine à fixer un cap stratégique commun, malgré le renforcement des coopérations dans le domaine, et le soutien massif apporté à l’Ukraine. Le réhaussement des budgets nationaux pour la défense s’est traduit par de vastes achats sur étagère, notamment au profit des États-Unis et d’Israël. Le basculement vers une économie de guerre favorisant le développement de capacités autonomes se fait attendre. Les efforts pour muscler la base industrielle et de défense européenne restent pour le moment bien en-deçà des besoins, et les quelques projets emblématiques (Système de combat aérien du futur – SCAF, Système principal de combat terrestre – MGCS, etc.) accumulent blocages et retards8Élie Tenenbaum, Léo Péria-Peigné, « Zeitenwende : La Bundeswehr face au changement d’ère Focus stratégique », n°116, Ifri, septembre 2023.. L’intégration des doctrines de sécurité, objectif à long terme porté par la boussole stratégique, peine à s’opérer, même si le soutien à l’Ukraine a renforcé les coopérations bilatérales stratégiques et opérationnelles. La difficulté pour l’Union d’imaginer sa sécurité au travers d’une architecture à rebâtir illustre la vivacité des impensés au niveau européen et la variété des approches dans les capitales, notamment en matière de coopération transatlantique. Le couple franco-allemand, « arbre de vie » européen selon l’expression de feu Jacques Delors, s’enfonce dans les dissensions, en raison de cultures stratégiques très différentes9Philippe Ricard et Thomas Wieder, « France-Allemagne, un tandem secoué par l’épreuve de la guerre en Ukraine », Le Monde, 9 mars 2024..

Sur le plan économique, la concurrence est rude pour l’Union européenne, face à des États-Unis et une Chine protectionnistes défendant becs et ongles les conquêtes à l’international de leurs champions technologiques et industriels respectifs. L’agenda de Lisbonne, qui devait consacrer la puissance européenne dans un monde régulé, appartient à l’histoire. Malgré cela, l’Europe reste attachée à des règles du jeu qui n’ont plus vraiment cours, au risque d’affaiblir ses forces productives. À la traîne en matière d’innovation, l’Union promeut une transition énergétique et digitale nécessaire, mais dont elle contrôle mal les intrants. Malgré une baisse de 50% en 2023, les prix de gros de l’électricité en Europe restent deux fois supérieurs aux prix aux États-Unis et en Chine10Annick Masounave, « Les prix de l’électricité restent peu compétitifs en Europe », Agefi, 26 janvier 2024.. Le recours au gaz naturel liquéfié en remplacement du gaz russe a créé de nouvelles dépendances envers les États-Unis, premier exportateur mondial. Et l’envol des énergies renouvelables (44% du mix électrique européen en 2023)11Sarah Brown et Dave Jones, European Electricity Review, Ember, 7 février 2024., fortement encouragé par le plan RePowerEU, implique un creusement des dépendances minérales vis-à-vis de la Chine. Celle-ci domine la chaîne d’approvisionnement verte au niveau mondial. 

Déstabilisée à l’Est, et mise au défi en son cœur, l’Union se retrouve donc en porte-à-faux entre deux puissances rivales avec lesquelles se sont approfondies, tantôt à l’une tantôt à l’autre, des dépendances critiques fragilisant son agenda de souveraineté. Ces vulnérabilités constituent un défi essentiel pour le projet européen en tant que modèle de société. C’est à cette échelle et au regard de ces enjeux qu’il importe de penser l’Europe de demain. 

Élargissement et affermissement de l’Europe-puissance 

La réponse à ces défis fondamentaux n’est pas une Europe à 27 qui se replie sur soi, se désolidarise sur les grands dossiers et revoit à la baisse ses ambitions. Les lames de fond qui bousculent le monde privent de fait les États européens, quels qu’ils soient, de l’exercice plein et entier de leur souveraineté nationale. Le repli sur la nation, dans ce contexte, est un abandon, une illusion. La défense des sociétés européennes, au contraire, passe par un changement d’échelle et l’affermissement d’une Europe-puissance autonome et fédérée, maîtresse de sa propre géopolitique.  

L’élargissement de l’Union participe de cet affermissement stratégique. Celui de 2004 et 2007, voyant l’entrée de dix nouveaux États membres au sein de l’UE (Chypre, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Romanie), a initié un processus de structuration et d’unification continentale, dont l’intérêt aujourd’hui est difficilement contestable. La non-adhésion de la Bulgarie, de la Slovaquie, voire de la Hongrie aurait exposé l’Union à une instabilité accrue, du fait de la guerre adjacente. Celle de la Roumanie, de la Pologne et des pays baltes aurait relégué l’Union au rôle de spectateur occidental et permis aux Européens, trente ans après les guerres de Yougoslavie, d’échapper une nouvelle fois à leurs responsabilités. Malgré les dissensions internes qu’il a importées, cet élargissement vers l’Est a installé l’Union dans sa géographie, celle d’un continent, et dans son histoire, celle de la réunification de l’Europe. 

L’élargissement est un levier d’Archimède pour une Europe qui s’assume. Dans un monde en recomposition, les 27 États membres, 4,2 millions de km2 et 450 millions de citoyens que compte l’Union sont un atout de poids. L’élargissement ne se réduit pas à un processus d’adhésion technocratique – une adhésion à un club de nantis, une société de nations sages et mieux avisées. Les esprits fondateurs de l’Union, au contraire, voyaient en l’élargissement une caisse de résonance. Ils en ont posé le principe, révolutionnaire, dans le préambule du Traité de Rome, en « appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort », pour « la sauvegarde de la paix et de la liberté ». L’élargissement de l’Union, rappelons-le, est un appel, et non un privilège. 

La mentalité de club qui a prévalu ces vingt dernières années à l’égard des pays des Balkans occidentaux a placé l’Union dans l’ornière de son impuissance. Le manque d’appétence pour l’élargissement dans les capitales européennes et les blocages abusifs de certains États membres ont sapé la crédibilité de l’Union et ouvert des brèches dans lesquelles la Russie, la Chine et d’autres puissances rivales se sont engouffrées12Florent Marciacq, « L’Union européenne et les Balkans occidentaux : convergence sur fond de rivalités de puissance », Ramses, 2022.. En arguant depuis le Sommet de Zagreb en 2000 que le processus d’adhésion est fondé sur le mérite et le respect des critères de Copenhague, l’Union a posé les bases d’une logique technocratique et institutionnelle parfois cynique, souvent détachée de la réalité et surtout inadaptée à la grammaire politique d’un projet d’unification inachevé. Brandis comme totem, les critères de Copenhague procurent à l’Union l’illusion narcissique d’une puissance qui lui échappe, quand l’essentiel serait de fédérer les forces progressistes, où qu’elles soient en Europe, autour d’idéaux mobilisateurs13Florent Marciacq, « L’Union européenne : puissance velléitaire dans les Balkans occidentaux ? », Politique étrangère, IFRI, 2024.

L’affermissement de l’Europe-puissance passe donc par une réarticulation transnationale, emblématique, quasi-atavique de cet appel aux peuples d’Europe. Imposer à l’Ukraine, candidate à l’adhésion depuis 2022, la doxa du Sommet de Zagreb, c’est l’assurance, à terme, d’aggraver davantage l’impuissance de l’Union. Car ce qui n’a pas marché pour les Balkans occidentaux ne marchera pas davantage pour les nouveaux candidats à l’adhésion. 

Comment élargir ?

Se pose la question des modalités. Les propositions de modèle d’intégration différenciée, en vogue ces dernières années, envisagent d’ouvrir davantage la porte de l’antichambre de l’Union aux pays candidats à l’adhésion. Elles prévoient un meilleur accès aux financements européens, une participation passive de ces pays aux processus de décision et l’octroi de statuts subalternes aux pays approchant de l’adhésion. 

Ces propositions répondent à de réels besoins de différentiation par le bas. Mais elles confortent par le haut les États membres à part entière de l’Union dans leurs prérogatives et leur sentiment d’appartenir à un club d’élus, plus prospères, plus démocratiques, mieux gouvernés, plus européens, plus méritants14Florent Marciacq, « Fixing the ethics of enlargement », FEPS, 22 juin 2021.. Le pragmatisme dont fait montre ces propositions n’est pas à la hauteur des ambitions politiques que porte le projet d’Europe-puissance. Ce n’est pas d’un appel au pragmatisme dont l’Union a besoin – c’est d’une trame idéologique dans laquelle cheviller la logique de l’élargissement. Cette trame idéologique existe déjà, mais elle semble frappée d’anathème. 

Le fédéralisme incrémental promu par Jean Monnet a guidé les développements internes à l’Union depuis plusieurs décennies. On lui doit la majeure partie des institutions et des règles communautaires – l’euro, le Parlement européen, la majorité qualifiée, etc. La méthode Monnet repose sur l’idée d’une intégration graduelle et cumulative, fondée sur le marché, sans objectif politique prédéfini ; une intégration qui répond aux nécessités du moment, au travers de petits pas établissant une « solidarité de facto », d’après la Déclaration Schuman en 1950. Ce fédéralisme a sculpté l’Europe telle que nous la connaissons – en constitutionnalisant l’intégration économique, l’État de droit et les droits fondamentaux, etc. Mais il a peut-être atteint ses limites. Car le fédéralisme de Jean Monnet, contrairement à celui d’Altiero Spinelli15Voir à ce sujet Michael Burgess, Federalism and the European Union: The Building of Europe 1950-2000, New York, Routledge, 2000., se refusait à penser la finalité du projet politique européen. Or dans un monde en recomposition, tiraillé par d’importants intérêts géostratégiques, cet impensé fait figure de faiblesse. 

Penser l’Europe à 35 requiert de passer de la méthode Monnet à la méthode Spinelli ; de doter le projet européen d’une finalité politique et territoriale ; et d’inscrire l’élargissement dans l’accomplissement de cette finalité. Si l’Europe politique et territoriale veut se penser en tant que laboratoire du monde, comme le suggère Jürgen Habermas16Jürgen Habermas, Après l’État-nation, Paris, Éditions Fayard/Pluriel, 2013., elle doit commencer par s’affirmer en tant que puissance fédérale. L’Europe a besoin d’un cœur politique autour duquel structurer l’ensemble des logiques d’intégration – méthode Monnet, coopération intergouvernementale, etc. Un cœur politique vif et ambitieux qui ne présume ni de la concentricité des cercles d’intégration, ni de la centralité des États membres. Car le projet européen n’appartient pas à ses fondateurs – il est, rappelons-le, un appel. 

L’appel à penser l’Europe de la défense, par exemple, ne résonne pas de la même manière à Belgrade, Budapest, Kyiv, Varsovie, Paris et Berlin. Il en va de même pour l’appel à penser l’Europe des citoyens, l’Europe de la culture, l’Europe-démocratie, l’Europe-puissance, l’Europe fédérale. L’adhésion à l’ordre légal européen est un atout pour penser ces Europes plus politiques qu’économiques et régulatives, mais elle ne constitue pas en tant que telle l’assurance dans les États membres d’un engagement supérieur à celui des peuples appelant à davantage d’Europe en Ukraine, en Moldavie, dans les Balkans occidentaux. 

Un défi générationnel 

L’Europe de Spinelli et l’Europe à 35 sont intimement liées, car elles ancrent ensemble le projet politique d’unification dans la géographie européenne – celle du continent. Elles réalisent ce faisant la quadrature du cercle, puisque l’approfondissement de l’Union découlant de la visée fédéraliste se greffe à un élargissement indispensable à l’inscription de l’Europe-puissance dans sa géographie. 

Les obstacles à cet accomplissement sont immenses. Il s’agit en effet d’un défi générationnel et géostratégique, plus encore que technique, politique ou sectoriel ; un appel aux peuples d’Europe, membres ou non de l’Union actuelle, à habiter la géographie européenne, à lui donner corps et unité. Cet appel requiert d’inscrire le changement d’échelle au niveau des individus, de les guider dans leur identification à une Europe à 35, forte et solidaire. 

Le point de départ, ce sont les mobilités scolaires, estudiantines, professionnelles et militaires. Celles-ci sont aujourd’hui marginales. Moins de 4% des étudiants du supérieur et moins de 1% des élèves du secondaire, par exemple, effectuent un échange Erasmus+ chaque année17Erasmus+ Annual Report 2021, Commission européenne, 2021.. Or ces échanges se limitent à un unique séjour de quelques semaines à quelques mois, principalement en Espagne, en France et en Italie, et beaucoup plus rarement en Bulgarie, Lituanie, Macédoine du Nord ou Moldavie. 

Bien que nés en Europe, les Européens n’habitent guère leur continent, au sens de Pierre Bourdieu, et ils le connaissent d’ailleurs assez mal. Or les études démontrent que l’expérience des mobilités contribue de manière déterminante à l’ouverture des individus en matière d’élargissement de l’Union et d’identification au projet politique d’intégration européenne. Près de 90% des bénéficiaires du programme Erasmus+ admettent que leur échange les a amenés à adhérer davantage aux valeurs européennes et 33% d’entre eux se mettent en couple, à un moment donné dans leur vie, avec un ou une partenaire issu d’un autre pays18Erasmus+ Annual Report 2021, Commission européenne, 2021.

Le développement à grande échelle des mobilités européennes, dès le plus jeune à âge, permettrait d’ancrer dans les individus la notion d’appartenance européenne19Florent Marciacq, « Connecting Europe’s Schools and Pupils – a Flagship Initiative for the European Political Community », CIFE Policy Paper, n°146, mai 2023.. Il en va de même pour un service civique (voire militaire) européen, obligatoire et généralisé, qui permettrait d’asseoir la notion de loyauté européenne auprès des jeunes adultes. Ces mobilités européennes sont un levier essentiel. Elles contribuent au niveau des individus à ce qu’émerge à terme un espace public proprement européen légitimant le changement d’échelle auquel aspirer, sans lui sacrifier l’ancrage démocratique des sociétés au niveau des États. 

Un défi pour la France par-delà les élections européennes

Les élections européennes de juin prochain entérineront vraisemblablement un virage vers la droite peu propice à ce changement d’échelle. Elles ne faciliteront pas l’avènement de l’Europe de Spinelli, pas plus que celui de l’Europe à 35. Ballotté entre les États-Unis, la Russie et la Chine, l’Union s’apprête à subir la recomposition du monde, faute de s’autoriser à penser l’élargissement comme vecteur de puissance et le fédéralisme comme expression de souveraineté. 

La France, malgré ses réticences, ne peut ignorer l’ampleur des défis géopolitiques qui se posent à l’Europe. Puissance moyenne, elle revendique une « responsabilité particulière », au sens gaullien, pour la sauvegarde du système international et de l’ordre européen. Plutôt que de subir, elle aussi, la recomposition du monde, il lui incombe d’incarner un projet politique appelant les peuples d’Europe à se fédérer dans l’accomplissement de l’Europe-puissance, maîtresse de sa géographie. 

Cet appel ne fera pas beaucoup d’émules, dans le contexte politique actuel. Mais il constituerait une base sur laquelle bâtir de nouvelles alliances transnationales avec, à la clé, l’ambition pour les forces progressistes de constituer ce cœur politique européen, porte-voix d’un projet d’intégration sans précédent et aiguillon d’une Europe à 35.

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