Chili : sept hypothèses pour comprendre une défaite

Suite à l’échec de la gauche à l’élection présidentielle chilienne de fin 2017, échec considéré comme historique car semblant marquer la fin d’un cycle commencé en 1988, Sergio Bitar, ancien ministre, propose sept hypothèses pour décrypter et comprendre cette défaite politique et ainsi dégager une analyse utile pour mieux refonder une alternative de gauche au Chili. Une problématique qui ne concerne pas que la gauche chilienne.

Le progressisme chilien a connu sa plus grande défaite politique depuis 1988. Nous ne sommes pas simplement face à un problème de conduite de campagne électorale. La droite n’avait jamais obtenu un tel pourcentage de voix à une élection présidentielle démocratique depuis l’instauration, en 1925, du suffrage universel.

Un bon diagnostic est essentiel pour reformuler un nouveau projet progressiste. Le futur n’est pas écrit par avance et n’est pas la simple projection de l’existant. La fonction de la politique est de construire le futur que nous souhaitons. Un regard sur nos réalités nationales ne suffit pas, pas plus que des analyses de court terme. Il nous faut accéder à une vision globale, connaître les expériences d’autres pays, où les progressistes ont connu des échecs, et regarder également les expériences latino-américaines, espace dont nous sommes partie prenante.

Diverses explications du résultat des élections ont été formulées après le triomphe présidentiel de la droite en 2017. Avec l’ambition de contribuer à une réflexion qui s’amorce, on trouvera ci-après sept hypothèses, et en conclusion quelques propositions pour le futur.

Hypothèse n°1 : la fin d’un cycle

Du plébiscite de 1988, organisé par la dictature d’Augusto Pinochet, jusqu’à la fin du mandat de la présidente Bachelet en 2018, une coalition de centre gauche – la Concertation – a dominé la vie politique1La Concertation des partis pour la démocratie, alliance qui a gouverné entre 1990 et 2010, se composait du Parti démocrate-chrétien, du Parti socialiste du Chili, du Parti pour la démocratie et du Parti radical social-démocrate., gouvernant vingt-quatre ans, avec une parenthèse entre 2010 et 2014. Pour mesurer son importance, il suffira de signaler qu’il s’agit de la gouvernance de centre gauche la plus longue du monde occidental. Cette coalition majoritaire a été capable de réaliser des transformations substantielles dans tous les domaines de la vie nationale. La transition chilienne a été considérée comme l’une des plus réussies au monde. De ces trente ans d’exercice du pouvoir, vingt l’ont été de façon continue par la « Concertation », et quatre par la « Nouvelle majorité », composée des partis de la Concertation, plus le Parti communiste. Pour la première fois le centre gauche a conquis la majorité dans les deux chambres du Parlement. Cette coalition originale et durable a changé le pays. Comme toute réalisation humaine, elle est allée en s’érodant, a perdu de son efficacité et, en fin de période, n’a pas été capable d’interpréter la nouvelle réalité qu’elle avait contribué à créer. Tout cycle arrive à sa fin, rien n’est permanent.

Cette interprétation de fin de cycle incite à penser un autre chemin. Pour ce faire, il est nécessaire d’analyser en profondeur les causes de la perte de la capacité de représentation sociale et celle de l’efficacité gouvernementale, deux éléments importants pouvant expliquer la défaite. Cette dernière a en effet été la conséquence de l’insuffisante compréhension de la nouvelle réalité sociale surgie ces dernières décennies, en particulier l’apparition de ce qu’on appelle les nouvelles classes moyennes émergentes, dont le poids dans la composition sociale du Chili aurait doublé ou triplé depuis le début des années 1990. Le centre gauche aurait donc été victime de son propre succès. Il aurait produit un énorme changement social et politique accompagné d’une inertie visant à préserver les politiques ayant fait son succès. Il a poursuivi les politiques de lutte contre la pauvreté, de protection des plus pauvres et a été moins novateur à l’égard des attentes des nouvelles classes émergentes qui, au-delà de la protection, espèrent la création de nouvelles opportunités.

Même si ces classes moyennes restent indéfinies, éparses et diverses, déconnectées de leurs groupes originels et craignent de revenir à leur situation antérieure, le progressisme devrait rééquilibrer ses politiques nouvelles, afin d’ouvrir de nouvelles opportunités, valoriser l’esprit d’entreprise, tout en favorisant une meilleure insertion.

Inventer un nouveau chemin suppose une discussion sur la social-démocratie, le christianisme social et le progressisme. Les deux premiers courants sont affaiblis en Europe, où la menace de l’extrême droite conduit des électeurs à voter pour des formations de centre droit, comme logique du moindre mal. Aux États-Unis, le Parti démocrate est en crise après sa défaite face à Donald Trump. Certains mettent en cause son abandon des travailleurs qui l’appuyaient autrefois. Les changements sociaux introduits par la mondialisation ont provoqué la disparition de nombreuses activités productives, laissant sur la touche des milliers de travailleurs. Le Parti démocrate a évolué, représentant de nouveaux groupes plus instruits, plus en prise avec les nouvelles technologies, et a ainsi perdu une partie de sa base historique, qui s’est sentie abandonnée et a pu être alors réceptive aux appels populistes d’une droite dure.

Ce qui veut dire que l’analyse du cycle qui se termine et celle du cycle qui commence doivent prendre en compte les changements nationaux comme mondiaux. Si le cycle 1988-2018 est terminé et qu’un autre commence, il faut évaluer objectivement les grandes avancées des gouvernements de centre gauche, ses points faibles, et assumer les nouveaux défis. Restera en chantier une réflexion profonde sur la période de trente années qui s’achève, sur la confluence de facteurs positifs qui a permis de constituer une grande coalition capable de conduire, avec un large soutien démocratique, le moment le plus fructueux vécu par le Chili depuis 1810 – date de son indépendance. Mais aussi sur les facteurs contraires qui l’ont freinée.

Hypothèse n°2 : division et affaiblissement de la coalition de centre gauche et de ses partis membres

La défaite peut être également attribuée à l’usure de la Nouvelle majorité. Ses symptômes sont multiples : incapacité à définir une candidature unique, listes parlementaires concurrentes, incapacité à réaliser des élections primaires et à élaborer un programme commun, faible approbation populaire. Les disputes et les divisions ont alimenté la défiance, comme par ailleurs la critique de la Concertation faite par quelques personnalités de la Nouvelle majorité a affaibli la coalition. La non reconnaissance des réalisations de la Concertation et de ses partis a généré un paradoxe. La droite qui s’était opposée à tout les fait siennes, et la gauche qui les a impulsées les interpelle. Cette dispute qui a favorisé une amplification de cette critique par d’autres groupes de gauche qui ont qualifié le bilan de la Concertation et de la Nouvelle majorité comme une expérience « néo-libérale ». Cela a en particulier été le cas du Frente Amplio (FA, coalition des gauches radicales) qui a attaqué de façon persistante la Nouvelle majorité, avec l’ambition de la remplacer.

Doit être également signalé comme facteur de la détérioration de la coalition l’impact du financement privé de la politique et de ses aspects illégaux, que les citoyens ont rejetés comme étant de la corruption. À cela il convient d’ajouter l’explosion inattendue de l’affaire « Caval » qui a affecté la crédibilité de la présidente et de son gouvernement, et les bases éthiques de leur engagement à combattre les inégalités, les privilèges et les abus. La méfiance à l’égard des partis progressistes a augmenté fortement. Ils ont été perçus comme faisant partie de l’élite et comme s’étant éloignés des catégories les plus modestes qu’ils veulent pourtant représenter. L’absence de rénovation, la bureaucratisation – conséquence de la présence prolongée au pouvoir – et la continuité des mêmes personnes ont accentué cette appréciation négative.

La faiblesse des partis politiques est devenue chronique. Ils ont été à la base de l’institutionnalisation de la démocratie au Chili, et un pilier essentiel du pouvoir politique progressiste. Au fil des dernières années, les partis ont déplacé leurs centres d’intérêts et ont privilégié les responsabilités gouvernementales, reléguant au second plan leur travail en direction des catégories les plus défavorisées et de leurs organisations. On a constaté des pratiques de pouvoir et des querelles entre groupes plus intéressés par la recherche de gains d’influence et d’autres avantages qu’à répondre à leur mission visant à améliorer la vie des catégories exclues ou discriminées.

Les partis politiques n’ont guère cherché à former des jeunes pour que puissent émerger de nouveaux responsables capables d’affronter les défis du futur. Ces lacunes se sont accumulées et sont restées sans réponses.

On avance également un autre facteur de défaite. Les partis auraient concentré leurs efforts sur les élections sénatoriales, législatives et régionales, beaucoup de dirigeants étant convaincus qu’il n’était pas possible de gagner l’élection présidentielle et que, en conséquence, il convenait de renforcer les positions partisanes intermédiaires.

Hypothèse n°3 : les responsabilités du gouvernement Bachelet

Un autre élément est à ajouter aux précédents comme facteur explicatif de la défaite électorale, celui d’une gestion déficiente du gouvernement Bachelet et de son haut niveau d’impopularité. La gestion gouvernementale influe de façon décisive sur le degré d’approbation accordée à la majorité qui le soutient. L’impopularité a commencé à progresser rapidement dès la première année de gouvernement, les réformes étant perçues comme improvisées. S’il est vrai qu’il y avait un large consensus au sein de la Nouvelle majorité sur les propositions de réformes – améliorer l’inclusion sociale, perfectionner la démocratie et l’éducation pour un meilleur développement –, on a vu très tôt monter une inquiétude portant sur la qualité de la gestion, l’incompétence, l’insuffisante capacité technique et politique des personnes en responsabilité, mais aussi sur le désordre des structures de mise en œuvre sectorielles et régionales. Par ailleurs, les réalisations importantes du gouvernement concernant l’économie, par exemple dans le domaine de l’évolution énergétique et des infrastructures, auraient pu bénéficié d’une meilleure perception et être mieux mis en valeur par le gouvernement et les partis membres de la Nouvelle majorité.

Dans le système politique chilien, le président de la République est le chef de la majorité. Or la coordination entre le gouvernement et les partis a été minimale, ce qui a contribué à affaiblir ces derniers. Tout cela dans une conjoncture de croissance lente pendant la période 2014-2017, générant une crainte de perte d’emploi et de chute dans la précarité au sein de larges parties des classes moyennes émergentes. Ce dont a su efficacement profiter la droite pour remettre en cause les réformes elles-mêmes.

On peut en conclure que la bonne gouvernance – une gestion efficace et bien coordonnée, dotée d’une supervision, d’une évaluation des résultats et d’une sélection rigoureuse des personnels – est donc une question centrale qui devrait occuper une place de premier ordre à l’avenir.

Hypothèse n°4 : le candidat, son équipe et les faiblesses de la campagne

Un autre argument avancé pour expliquer la défaite serait la faiblesse du candidat, les déficiences de sa campagne et l’incompétence de son équipe. En dépit de ses énormes efforts personnels et de sa ténacité, Alejandro Guillier a été perçu comme quelqu’un manquant d’expérience politique suffisante pour tisser des accords et renforcer les actions des partis. La relation entre le candidat et les partis a été conflictuelle et peu efficace. Le candidat a cherché à projeter une image d’indépendant afin d’attirer le vote de nombreux citoyens éloignés de la politique et mécontents du gouvernement. Alejandro  Guillier estimait que se rapprocher des partis et de leurs dirigeants affaiblirait sa campagne et avait noté une mobilisation décroissante des partis soutenant sa campagne, particulièrement évidente pendant la période de collecte des signatures nécessaires au dépôt des candidatures. Les critiques publiques du candidat par les dirigeants de la Nouvelle majorité et des partis par le candidat ont mis en évidence une division et l’incapacité du candidat à générer un élan nécessaire pour gagner et gouverner.

D’autres critiques signalent que l’organisation de la campagne a été précaire, manquant de moyens financiers, parce qu’initialement le candidat ne pouvait pas présenter les garanties exigées par les banques pour obtenir un crédit et qu’il n’y avait pas, sinon à un niveau minimal, de donations privées. Cela a provoqué une division entre l’équipe opérationnelle où les partis étaient très présents et les conseillers les plus proches du candidat. Une tension existait entre ceux qui souhaitaient une discrétion partisane afin de garantir un succès électoral, et les dirigeants de partis qui se sentaient bridés dans leurs capacités à articuler campagnes parlementaires et présidentielle et mobiliser les militants de base. La campagne a été également affectée par l’impression d’une équipe de campagne aux capacités gouvernementales limitées et par l’absence de personnel technique qualifié dans l’entourage du candidat. Toutes choses bien gérées, sans surprise, par la droite…

Il y a eu un autre dilemme. À quelle distance se situer par rapport au gouvernement de la présidente Bachelet ? Quelle continuité et quels changements incarner pour réduire le risque de contagion de la désapprobation de la présidence sortante ? Au départ, c’est une certaine distance qui a prévalu, afin de mettre en avant des thématiques nouvelles et annoncer des améliorations à apporter aux réalisations du gouvernement, et ce comme réponse à l’inertie gouvernementale constatée au premier tour, en raison de la présence de deux candidats issus de la majorité (Alejandro Guillier et la démocrate-chrétienne Carolina Goic). Puis, en vue du second tour, le candidat Guillier s’est pleinement aligné sur la présidente.

Pour tirer bénéfice de ces analyses, il est indispensable de prendre en considération les circonstances difficiles de cette campagne, quel qu’aurait été le candidat, et s’imposer pour l’avenir de mieux structurer organisation et gestion.

Hypothèse n°5 : le comportement éthique discutable des politiques aux yeux des citoyens

Un autre facteur du déclin des progressistes a été le déficit collectif quant à l’éthique, l’unité et la loyauté. Constaté par beaucoup, depuis l’abandon du président Lagos jusqu’à la « solitude » dans laquelle a été laissé Alexandre Guillier, ou encore les divisions et opportunismes de certains. Pas moins importante a été l’attitude individualiste de ceux qui sont partis en accusant les autres sans considérer les responsabilités de chacun. On a pu observer pendant la campagne des comportements et des attaques entre membres de la coalition comme jamais auparavant on en avait observés. Ainsi des déclarations de Carolina Goic à l’encontre d’Alejandro Guillier, non justifiées par leur concurrence électorale. Plus incroyables ont été les attaques de Enriquez Ominami, dénonçant Alejandro Guillier comme une personne n’étant pas de gauche, éloignée de Michelle Bachelet et, ce qui est pire, liée au narcotrafic !

Un autre état d’esprit est nécessaire si l’on veut retrouver des espaces de dialogue et réduire la méfiance des citoyens à l’égard des politiques.

Hypothèse n°6 : l’indifférence et la peur ont affecté le progressisme

On a pu signaler la relation existant entre l’abstention élevée et les territoires où habitent des catégories de population aux revenus moyens bas, votant traditionnellement pour la gauche et le centre gauche. L’analyse par communes montre que dans celles où les revenus moyens sont élevés, la participation est plus élevée que dans celles où dominent les revenus moyens bas. C’est pour cette raison qu’au centre gauche on pensait qu’une participation plus élevée au second tour jouerait en faveur de Alejandro Guillier. Mais l’inverse a été constaté. La droite a été plus efficace. Alors que les secteurs progressistes n’ont pu retenir que 80% des votes du premier tour, la droite a préservé 100% de ses votes. Comment expliquer une telle différence ? La peur ? Pourquoi, chez les électeurs aux revenus les plus bas, la motivation à aller voter a-t-elle fait défaut ?

Une explication possible est que le vote est plus mobile qu’autrefois et on a d’ailleurs pu constater des changements de dernière minute. Entre les deux tours, la droite a changé de stratégie en assurant que les réformes en cours – gratuité de l’enseignement, réforme des pensions de l’État – ne seraient pas démantelées, prenant ainsi le contre-pied des menaces de Sebastián Pinera au premier tour, et que personne ne perdrait alors ses acquis. Ensuite, la droite a eu recours à la peur : « ils ne savent pas gouverner », « ils se gauchisent », « la croissance et donc la création d’emplois ne les intéressent pas ». Puis a surgi l’image du « Chilezuela » (Chili+Venezuela). Tous ces facteurs ont été sous-estimés dans sa campagne par Alejandro Guillier : « qui pourrait croire de telles absurdités ? ». Il est possible que cette stratégie de la peur ait eu malgré tout un impact.

Le candidat du camp progressiste n’a pas su affronter ce risque. Au second tour, il a cherché à élargir sa base, afin d’attirer les électeurs de Beatriz Sanchez (candidate du Frente Amplio). Des propositions improvisées ont été faites, comme des déclarations inappropriées – « mettre la main dans la poche des riches » –, qui ont alors généré de la confusion et que la droite n’a pas manqué de relayer et qui a su ainsi mobiliser les indécis.

La gauche n’a pas su appréhender la dimension psychologique de cette campagne. S’agit-il d’un phénomène passager ou y a-t-il des raisons plus profondes ? Il serait utile d’interroger les aspirations à la sécurité et à la croissance d’une catégorie de la population qui auparavant votait progressiste et qui ne s’y est plus identifiée.

Sans aucun doute, l’apathie affaiblit la démocratie. Le camp progressiste a l’obligation politique de lutter contre l’indifférence et de proposer plus de pouvoir aux citoyens. Ce qui exige d’avoir une relation plus étroite avec les classes moyennes et populaires, mais aussi avec les organisations de la société civile. Pour corriger les tendances abstentionnistes, beaucoup estiment que le vote volontaire a été une décision politique erronée. Les conservateurs sont opposés au rétablissement du vote obligatoire, le vote volontaire les favorisant. Est-il important et nécessaire de programmer une campagne pour rétablir le vote obligatoire ?

Les progressistes doivent étudier ces thématiques avec plus de rigueur et moins d’idéologie. Si le résultat est une conséquence qui va au-delà d’erreurs de conduite de campagne de la part du centre gauche, la domination de la droite pourrait alors se prolonger.

Hypothèse n°7 : efficacité supérieure de la droite

Les forces progressistes, de façon injustifiée, sont enclines à réfléchir seulement sur leurs propres carences, sans porter suffisamment attention à la pensée, aux initiatives et à l’organisation de l’adversaire politique.

Cette fois-ci, la droite a agi avec plus d’efficacité que le centre gauche. Elle a montré une unité derrière un seul chef et a réussi à présenter des listes parlementaires unitaires, accroissant ainsi sa capacité à obtenir des sièges de députés et sénateurs. Elle a bien su capitaliser sur le mécontentement à l’égard du gouvernement, en particulier ce qui concernait la critique des réformes, et elle a dénoncé la gauchisation de la Nouvelle majorité et de son candidat, son inaptitude à gouverner et sa volonté supposée de poursuivre les mêmes réformes.

La droite a démontré une capacité supérieure d’organisation et de gestion à l’échelle du pays : elle a déployé des assesseurs dans tous les bureaux de vote, a fait du porte-à-porte et a utilisé les réseaux sociaux et les technologies de communication les plus sophistiquées de bien meilleure façon que la gauche. Elle a par ailleurs bénéficié de ressources financières plus importantes. Son discours sur l’emploi a convaincu comme celui sur la croissance, le bien être et la sécurité. On ne doit pas sous-estimer ces capacités de la droite.

S’agit-il d’une question conjoncturelle, fruit d’une supériorité propagandistique, d’une campagne mieux gérée, où la droite a réussi à fabriquer un récit attractif pour les catégories moyennes en attente d’un meilleur gouvernement ? La question de fond est de savoir si ce triomphe reflète une suprématie culturelle, un récit cohérent et attractif appelé à durer, et si ce positionnement culturel a fini par persuader des avantages du marché et des efforts individuels comme fondement du progrès, minimisant le rôle de l’État, de la société civile et de la solidarité. Par ailleurs, à l’avenir, il faudra anticiper l’évolution de secteurs de la droite aux postures plus libérales concernant les valeurs et plus sociales en politique. Beaucoup de jeunes ne se reconnaissent plus dans la dichotomie démocratie/dictature avec l’éloignement de la dictature. Cette évolution pourrait signifier une approche moins conflictuelle et un mode de gouvernement cherchant à occuper le centre politique, constituant ainsi un nouveau défi pour le centre gauche.

La droite compte sur les universités pour former les élites de gouvernement. Un pourcentage important de celles-ci est issu d’écoles et universités privées, comme on le voit dans la composition des cabinets ministériels et du nouveau Parlement. La droite a créé des fondations et des centres de recherche politique et sociale qui mettent en valeur ses points de vue via les moyens de communication écrits ou à la télévision, appartenant dans leur majorité à des groupes économiques. On pourrait alors estimer que c’est la droite qui a le mieux compris Gramsci…

La gauche, qui s’imposait en matière intellectuelle, est passée au second plan ! Un défi important à l’avenir consistera à développer la force des idées et à récupérer la première place avec l’élaboration d’une pensée combinée aux expériences des organisations sociales. C’est un élément clef pour le progressisme. De chacune de ces différentes hypothèses explicatives de la défaite de la gauche on peut tirer des leçons pour la dépasser et rendre sa force au projet progressiste.

Esquisses pour le futur

Pour aller de l’avant, au-delà de l’analyse de ce qui est arrivé, il est essentiel de regarder vers le futur. Il ne fait aucun doute que les forces progressistes ont une place indiscutable dans la société, pour leur action transformatrice comme pour la puissance de leurs valeurs et leur capacité à leur donner une traduction politique et programmatique efficace.

Mais il est essentiel de capter ce qui vient, les attentes, les espoirs, les craintes et les opportunités d’un monde en changement rapide et en incertitude croissante. Pour retourner la situation actuelle, les progressistes doivent affirmer leurs valeurs de toujours : l’égalité et la liberté, la liberté pour avancer vers l’égalité, et l’égalité pour rendre possible la liberté. Le progressisme devra inventer les politiques qui accroissent les initiatives citoyennes, le pluralisme, la diversité, la solidarité. Le progressisme doit consolider les avancées culturelles, scientifiques et technologiques, et faire confiance à la conscience et aux capacités de chaque personne à développer son potentiel. Chaque dirigeant progressiste doit donner l’exemple en travaillant au service des autres, de sa préoccupation prioritaire à défendre les droits humains et la protection de la nature, avec honnêteté.

Le progressisme promeut et doit s’attacher à une méthode d’action politique, facteur de réussite, reposant sur des réformes continues, portées par des majorités, sans polarisation ni violence, éloignées de postures radicalisées. Le progressisme doit être ouvert à des ententes politiques les plus grandes sur les questions d’intérêt stratégique afin de construire des majorités et de renforcer la capacité nationale à avancer avec rapidité.

Pour réaliser et crédibiliser ces propositions, on doit jouer des convergences politiques, de l’unité et de la participation citoyennes, en articulation avec les mouvements sociaux. Ce qui exige un État en capacité de bien gouverner, de matérialiser les transformations et porter la gouvernabilité démocratique à un niveau national comme global. Ce qui par ailleurs demande une haute aptitude à gérer, afin de présenter des résultats palpables à tous, et plus particulièrement aux plus vulnérables.

Le consensus est grand concernant les priorités incontournables du progressisme pour l’horizon le plus proche. Premièrement, adopter une nouvelle Constitution, élaborée démocratiquement et exprimant un nouveau pacte politique, social et environnemental. Deuxièmement, réguler le système économique de façon à préserver une société de droits, évitant que toute activité humaine soit canalisée par le marché et ainsi approfondir une démocratie d’inclusion sociale. Ce qui nécessite de confirmer et perfectionner les réformes adoptées et d’approuver celles qui sont en instance d’examen parlementaire. Troisièmement, encourager la science, la technologie et la culture pour tous, afin de transformer la structure productive et générer une croissance élevée et durable, créatrice d’emplois spécialisés et pourvoyeuse de biens publics de qualité accessibles à tous. Prendre conscience de l’importance de la croissance pour générer l’inclusion et la protection de l’environnement est une autre exigence qui doit figurer dans un projet pour le futur. Tout comme la réaffirmation de l’esprit latino-américain pour ensemble mettre en œuvre culture et développement communs.

La droite va chercher à consolider sa position stratégique, culturelle et politique, face à un centre gauche fragmenté. La durée du processus sera fonction de la capacité de combiner en même temps un travail d’échange avec la société civile et la rénovation des responsables, avec les jeunes en particulier, afin qu’ils entrent dans la vie politique avec une vocation de service public.

En résumé, une nouvelle direction progressiste devra articuler vision et persistance, pluralisme et convergence, idées du futur et aptitude à gouverner.

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    La Concertation des partis pour la démocratie, alliance qui a gouverné entre 1990 et 2010, se composait du Parti démocrate-chrétien, du Parti socialiste du Chili, du Parti pour la démocratie et du Parti radical social-démocrate.

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