Le référendum d’autodétermination de décembre 2021 en Nouvelle-Calédonie : analyse des dynamiques électorales

Suite à la demande des élus indépendantistes siégeant au Congrès de la Nouvelle-Calédonie d’un troisième référendum prévu par les accords de Nouméa, sa tenue a été fixée au 12 décembre 20211Par le gouvernement français, par un décret du 30 juin 2021.. Suite à l’irruption de la pandémie de Covid-19 dans l’archipel à partir de septembre 2021, les partis indépendantistes et le Sénat ont demandé un report du référendum puis, devant son maintien, ont appelé à la non-participation. À partir des résultats au niveau des bureaux de vote, Sylvain Brouard, directeur de recherche de la FNSP au CEVIPOF, et Samuel Gorohouna, maître de conférences en sciences économiques à l’Université de Nouvelle-Calédonie, analysent les caractéristiques des comportements référendaires lors de ce scrutin.

Les ressorts de la progression de l’abstention

Sur 184 364 inscrits, 80 881 électeurs ont participé au scrutin. L’abstention atteint donc 56,13%2Le nombre de bulletins blancs ou nuls (2 414) est, quant à lui, en hausse de 28%. Ceux-ci représentent 1,3% des inscrits et 3% des votants.. La hausse de plus de 40 points de l’abstention entre 2020 et 2021 équivaut à un transfert vers l’abstention de 96% des suffrages en faveur du « oui » de 2020 et de 7% des voix pour le « non » avec un nombre d’inscrits en croissance de 2%.

Graphique 1. Évolution de l’abstention entre 2020 et 2021 selon la proportion de vote « oui » en 2020 (parmi les électeurs inscrits au niveau des bureaux de vote, en points de %)

Le graphique 1 confirme l’étroite association de la progression de l’abstention entre les référendums de 2020 et 2021 avec la proportion des suffrages en faveur du « oui » parmi les inscrits en 2020 dans les 249 bureaux de vote comparables. Deux exemples contrastés illustrent ce phénomène. Dans le second bureau de vote de l’école Jean-Mermoud à Nouméa où le « oui » représentait 1,1% des suffrages en 2020, l’abstention est restée stable (+0,03 point) alors que, dans le bureau de Nakéty à Canala où le « oui » avait recueilli 93,5 % des voix, l’abstention a progressé de 93,9 points. À l’association renforcée entre proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier et vote en faveur du « oui » constatée en 2020 se substitue une association étroite entre proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier et abstention (voir graphique 2). Au niveau des bureaux de vote, l’abstention progresse en 2021 à mesure que la proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier s’accroît.

Graphique 2. Abstention en 2021 selon la proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier (parmi les électeurs inscrits au niveau des bureaux de vote)

Le recul massif des suffrages en faveur du « oui »

Avec 2 747 suffrages (3,5% des suffrages exprimés), la baisse de 96% du nombre de voix en faveur de l’indépendance par rapport au précédent scrutin est massive et comparable à celle observée lors du référendum de 1987 boycotté par les indépendantistes et souligne que, comme en 1987, la consigne de non-participation a été très suivie par l’électorat indépendantiste et a eu un effet direct massif sur le niveau de l’abstention. Cependant, le respect de la consigne n’a pas été homogène (voir graphique 3). En effet, lorsque l’on calcule l’évolution entre 2020 et 2021 du vote en faveur du « oui » (parmi les inscrits) par rapport à 2020, dans les 249 bureaux de vote comparables, on observe des variations importantes au niveau géographique. Ainsi dans le Grand Nouméa, la part du « oui » dans les inscrits recule de 90% dans le bureau de vote médian alors que le recul atteint de 99% dans le bureau de vote médian hors du Grand Nouméa. La consigne de non-participation semble donc avoir été moins suivie dans le Grand Nouméa que dans le reste de la Grande Terre.

La proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier est également associée à des évolutions différenciées de la part du « oui » dans les inscrits. Dans les bureaux de vote composés presque exclusivement d’électeurs kanaks de droit coutumier, la part du « oui » dans les inscrits diminue de près de 100%. À l’inverse, dans les bureaux de vote où les électeurs kanaks de droit coutumier constituent moins du tiers des électeurs, le recul est nettement moins prononcé. Plusieurs interprétations potentiellement complémentaires peuvent éclairer ce phénomène. Si la consigne de non-participation n’a pas été comprise ou acceptée unanimement au sein de l’électorat indépendantiste, la contestation de celle-ci peut s’être plus fréquemment concrétisée dans les contextes où la participation des électeurs indépendantistes a le plus de chances de rester anonyme, c’est-à-dire dans le Grand Nouméa et dans les bureaux de vote où l’électorat kanak de droit coutumier était minoritaire. Il est aussi envisageable que des électeurs indépendantistes dans ces mêmes bureaux aient choisi de ne pas s’abstenir en anticipant la possibilité d’être identifiés comme indépendantistes en cas d’abstention. Enfin, il ne faut pas exclure l’hypothèse que le deuil kanak d’un an institué par le Sénat coutumier ait été respecté de manière différenciée. En effet, dans les aires où la structuration coutumière est plus prégnante, c’est-à-dire hors du Grand Nouméa et où les électeurs kanaks de droit coutumier sont majoritaires, son impact pourrait être plus fort et contribuer de ce fait à un recul plus marqué du « oui ».

Graphique 3. Recul entre 2020 et 2021 du « oui » par rapport à 2020 selon la proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier (parmi les inscrits dans les bureaux de vote, en %)

Le faible recul des suffrages en faveur du « non »

Malgré la hausse du nombre d’inscrits, le nombre de voix en faveur du « non » est également en recul avec 75 720 suffrages (96,5% des suffrages exprimés), mais de manière beaucoup plus modérée : -7%. Seul un bureau parmi les 249 bureaux de vote comparables – le cinquième à Nouméa (Yvonne-Dupont 1 ) – a vu la part des suffrages pour le « non » parmi les inscrits progresser. Le recul le plus important de la part du « non » parmi les inscrits est constaté à Maré avec une baisse de 12,1 points. Au-delà, malgré ces deux cas extrêmes, le recul des suffrages en faveur du « non » parmi les inscrits apparaît peu ou prou similaire quelle que soit la proportion de vote en faveur du « non » en 2020 (voir graphique 4).

Graphique 4. Recul entre 2020 et 2021 du « non » parmi les inscrits selon la proportion de vote « non » en 2020 (parmi les inscrits au niveau des bureaux de vote, en points de %)

Cependant, l’évolution de la part du vote « non » dans les inscrits entre 2020 et 2021 par rapport à 2020 souligne une forte hétérogénéité selon le niveau du « non » en 2020 (voir graphique 5). L’évolution relative entre 2020 et 2021 de la part du vote « non » parmi les inscrits apparaît quasiment inversement proportionnelle au niveau de 2020. Elle est d’autant plus négative que la part du « non » était faible en 2020. Par exemple, dans les deux bureaux de vote où les voix pour le « non » représentaient 0,8% des inscrits – à Ouéholle (Kaala-Gomen) et Atéou (Koné), la baisse est de 100%. Il n’y a plus aucun suffrage pour le « non » en 2021. En revanche, à l’inverse, dans le second bureau de l’école Candide-Koch à Nouméa où le « non » représentait 83,2% des inscrits en 2020, celle-ci est en très faible recul (-1,1%).

Graphique 5. Évolution entre 2020 et 2021 du « non » par rapport à 2020 selon la proportion de « non » en 2020 (parmi les inscrits au niveau des bureaux de vote, en %)

L’évolution différenciée du vote « non » entre 2020 et 2021 est fortement associée à la proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier dans les bureaux de vote (voir graphique 6). Ainsi, lorsque ces derniers constituent une minorité des électeurs, l’évolution relative du nombre de suffrages entre 2020 et 2021 est faiblement négative : l’évolution dans le bureau de vote médian est de -3,4%. L’évolution la plus négative est de -16,4% dans le second bureau de l’école Gustave-Mouchet à Nouméa. Cependant, dans 38 bureaux de vote, le nombre de voix pour le « non » a progressé entre 2020 et 2021 – le premier bureau du groupe scolaire Michelle-Delacharlerie-Rolly à Dumbéa détient la palme, avec +20,4%. Dans ces 38 bureaux, le nombre d’inscrits était, par ailleurs, en progression, parfois de façon importante (jusqu’à +23,8%), entre 2020 et 2021. À l’inverse, lorsque les électeurs kanaks de droit coutumier constituent la majorité des électeurs inscrits dans le bureau de vote, l’évolution est très fortement négative : l’évolution dans le bureau de vote médian est de -62,1% (dans le bureau de Tiwaka à Poindimié).

Graphique 6. Évolution entre 2020 et 2021 du nombre de voix pour le « non » par rapport à 2020 selon la proportion d’électeurs kanaks de droit coutumier dans les bureaux de vote (en %)

Au-delà des éventuels effets propres à la pandémie et aux mesures sanitaires adoptées, deux types de phénomène peuvent être distingués. Un premier effet indirect de la consigne de non-participation prônée par l’ensemble des organisations et leaders indépendantistes est induit par l’absence d’enjeux du scrutin. En effet, des électeurs non indépendantistes peuvent avoir adopté un comportement stratégique en s’abstenant de payer individuellement le coût (temporel et organisationnel) du vote tout en ayant le résultat collectif (la victoire du « non »). Cette interprétation semble correspondre à une minorité d’électeurs loyalistes des 142 bureaux de vote où l’électorat kanak de droit coutumier n’est pas prédominant et où la baisse du nombre d’électeurs favorables au « non » est faible (-2,7% au total). Bien que les incitations proprement électorales à la mobilisation fussent faibles, le nombre de voix en faveur du « non » n’a été donc que très faiblement érodé dans les bureaux qui constituent le cœur de l’électorat loyaliste (88,8% des suffrages en faveur du « non » en 2020). Cela souligne le maintien d’une forte mobilisation de l’électorat loyaliste malgré un contexte peu propice à la mobilisation. En effet, en 2021, outre la consigne de non-participation des indépendantistes, la motivation expressive du vote était nettement amoindrie après deux référendums gagnés par le « non », qui plus est avec un scrutin dont le résultat est contesté avant même sa tenue. En 1987, la situation était différente puisque le référendum, boycotté par les indépendantistes, était le premier avec une question explicite sur l’indépendance et les non-indépendantistes étaient donc invités à exprimer de la manière la plus spectaculaire possible leur attachement à la France.

Un second effet indirect de la consigne de non-participation prônée par l’ensemble des organisations et leaders indépendantistes est de dissuader de potentiels supporters du « non », qui anticipent un suivi massif de la consigne de non-participation, de participer au référendum pour éviter de révéler publiquement leur préférence politique. Un tel phénomène était perceptible à l’analyse comparée du référendum de 1987 et des élections régionales de 1985. Comme en 1987, en 2021, les incitations à la participation pour ces électeurs sont d’autant plus faibles que le résultat du scrutin fait peu de doute. Cette interprétation semble correspondre à une minorité importante d’électeurs non indépendantistes des 105 bureaux de vote où les électeurs kanaks de droit coutumier sont prédominants. En effet, la baisse du nombre d’électeurs favorables au « non » est beaucoup plus forte (-43,5% au total) dans ces bureaux de vote que dans ceux où les électeurs kanaks de droit coutumier ne sont pas majoritaires.

Enfin, l’hypothèse d’un impact du deuil kanak n’est pas à négliger. Quand la coutume est plus structurante, c’est-à-dire dans les aires où les électeurs kanaks de droit coutumier sont majoritaires, le respect du deuil kanak a aussi pu motiver l’abstention des électeurs kanaks non indépendantistes et accentuer les disparités constatées d’évolution du vote pour le « non ».

Conclusion

En conclusion, malgré les contraintes sanitaires et une campagne globalement atone, les différents éléments d’analyse présentés confirment l’existence de deux électorats particulièrement disciplinés lors de ce troisième référendum d’autodétermination. L’électorat indépendantiste de 2020 est incontestablement à l’origine de l’augmentation de la quasi-totalité de l’abstention constatée en 2021, conformément aux consignes de non-participation données par les partis et leaders indépendantistes ainsi que par le Sénat coutumier. Bien que la victoire du « non » fît peu de doute a priori lors de ce troisième référendum en trois ans, l’électorat non indépendantiste est, quant à lui, resté fortement mobilisé, conformément aux appels des partis et leaders loyalistes. Une fois encore, les dynamiques électorales du troisième référendum indiquent une polarisation de l’électorat référendaire sur des bases communautaires, faiblement nuancée par des effets contextuels à la marge des deux électorats.

  • 1
    Par le gouvernement français, par un décret du 30 juin 2021.
  • 2
    Le nombre de bulletins blancs ou nuls (2 414) est, quant à lui, en hausse de 28%. Ceux-ci représentent 1,3% des inscrits et 3% des votants.

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